Le pic des orphelins

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Plongée dans le tourbillon de mes souvenirs, je marche sans trop savoir où je vais et fini par aboutir au pied du pic des orphelins, le point culminant de notre petite île. Je crois qu'il se nomme ainsi parce que on y organisait chaque année une cérémonie à la mémoire des marins disparus en mer autrefois. Mais cett falaise maudite est surtout l'endroit où  mon père a fait sa chute mortelle il y a presque un an. Le pic des orphelins. Quelle ironie cruelle n'est-ce pas ?

En bas du petit sentier caillouteux menant au bord de la falaise, j'hésite. Je n'y suis pas retournée depuis l'accident. En fait, je n'y ai pas été depuis la veille de ce jour funèbre, lorsque mon père m'a emmenée prendre des photos d'un couple de cormoran ayant élu domicile sur une corniche avoisinante.

Je lève les yeux vers cet amas de roches sombres, disparaissant dans la brume de cette matinée de novembre . J'ai l'impression qu'il me nargue, qu'il me défie de faire son ascension. "Tu n'as pas peur d'un vulgaire tas de cailloux Jenny... Si ?" J'aimerais dire que ce n'est pas le cas. Que si je n'y suis pas retournée depuis un an c'est uniquement par hasard. Pourtant c'est faux.

La vérité c'est que je suis absolument terrifiée. Vous vous rappelez quand je vous ai dit que j'avais des visions ? Je peux aussi sentir les endroits où il s'est passé quelque chose d'horrible, un accident mortel par exemple et j'ai cette sensation à ce moment précis.

Je dois être au moins à une  bonne dizaine de mètres du sommet mais, déjà, un froid intense me glace jusqu'aux os. Des frissons remontent dans tout mon corps, des orteils jusqu'au sommet de ma colonne vertébrale. J'ai un mal de crâne horrible et une hauteur de putréfaction insoutenable flotte dans l'air aujourd'hui.

Je pourrais tourner les talons et remettre cette visite à plus tard, comme je l'ai fais tant de fois mais je veux que ce soit différent aujourd'hui. Je dois aller en haut de ce maudit pic, me recueillir quelques minutes et briser la malédiction (façon de parler). Je dois être forte et surmonter ma peur. Je respire un grand coup, place mon pied droit sur le début du sentier et commence mon ascension en reprenant mon souffle.

Après quelques minutes d'une bataille constante entre mon cerveau et chaque muscle de mon corps, j'arrive finalement au sommet. Les larmes me montent aux yeux en revoyant cette endroit, chargés de tant de souvenirs heureux.

J'avais oublié à quel point c'était beau. De cette butte de terre dressée contre la mer déchaînée, on peut englober toute l'île d'un seul regard. Le port, à l'est, avec les bateaux qui paraissent être de simples tâches de couleurs à cette hauteur et qui sont ballottés par les vagues. La lande, à l'ouest avec ses petites maisons solitaires (dont la nôtre) dont le blanc des murs peints à la chaud  et les jardins fleuris ressortent dans l'immensité grise. Et les falaises noires comme du charbon qui ont donné son nom à notre île (Tevenn Noz ou littéralement "île des falaises de la nuit) qui bordent les côtes nord et sud.

L'impression qu'on a ici est juste unique. C'est comme si tous les humains avaient disparu de la surface de la terre et que j'étais là seule survivante avec les poissons et les oiseaux marins. Comme si j'étais à la fois complètement seule et connectée à chaque être vivant présent dans la nature.

Après avoir admiré la vue quelques secondes, je retiens ma respiration et m'approche du bord de la falaise. À quelques mètres du précipice, simplement posé dans un bosquet de bruyère, se trouve un bouquet de fleurs tout raccorni . Je ne sais pas qui l'a mis là. Peut être ma soeur ou un pêcheur qui connaissait bien mon père.

J'aimerais le prendre dans mes mains mais il a l'air si fragile que je crains de le voir tomber en poussière alors je me contente de m'agenouiller devant lui. Je ferme les yeux et j'essaye de me recueillir.  Je ne sais pas exactement ce que ça signifie ni comment je suis censée faire ça. Je me remémore juste les bons moments que j'ai passé ici avec papa.

La première fois que j'ai aperçu un macareux (oiseau très rare), la première fois où mon père m'a laissée prendre une photo avec son appareil professionnel, la première fois qu'on a dormi à la belle étoile pour admirer une pluie d'étoiles filantes et tant d'après midi passées ici, à grelotter tous les deux en regardant des fulmars boréales faire leur nid.

Je ne sais pas combien de temps je reste ici. Peut être dix minutes. Peut être une heure. Pour être honnête, je ne croyais pas trop à toute ces conneries que mon psychologue me sort toutes les semaines. Faire son deuil, ce genre de truc vous voyez. Quand je me relève, les yeux rouges et les vêtements couverts de terre, je suis bien obligée d'admettre que cela m'a fait du bien. La douleur n'a pas disparu mais j'ai l'impression d'être un peu plus légère, comme si le fait d'avoir enfin pu dire au-revoir à mon père dignement m'avait ôté un poids.

Je me détourne du vide pour amorcer ma descente quand soudain, le monde se met à tourner autour de moi. Le paysage se floutte, je vois de moins en moins clair et je fini par plonger dans le noir.

Je n'ai pas grand chose à dire sinon que j'espère que vous apprécierez ce chapitre. Bonne lecture ! 🌻🍄🍠🎃🚲

Ombre sur les falaises [En Pause]Where stories live. Discover now