Chapitre 4 | Partie 5: Shady Grove

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HENRY

Il avait fait un temps radieux pendant près de deux semaines. On approchait de la fin du mois de mai, et le ciel commençait à se charger d'électricité. Dans les montagnes, la neige avait presque entièrement fondu et les rivières débordaient souvent de leur lit, allant se plonger dans les prairies et les champs plus au sud. 

Le bois coupé à l'automne au plus haut des montagnes redescendait en formant d'immenses barrages dans les hauteurs avant d'arriver à Bangor où on commençait à compter le marquage que chaque bûcheron faisait sur les troncs qu'il abattait. Les scieries qui fonctionnaient à plein régime faisaient baisser le niveau des rivières plus bas.

Les premiers orages de la saison allaient bientôt tomber. Henry observait le ciel d'un œil fatigué. Il n'attendait pas l'orage et la pluie avec impatience. Il avait passé un mois à ramasser ses alambics sur Pinewood, à remettre en état les autres et à commencer sa propre production. Et maintenant les inondations menaçaient tout ce qu'il s'était éreinté à produire.

Il avait eu du mal à s'y remettre. Jamais il n'aurait oublié le procédé du moonshine. Il avait suivi ses frères et son père et les avait vus faire des centaines de fois. 

Mais le fait de se retrouver devant un alambic à attendre que la cuve chauffe pendant des heures lui laissait le temps d'accepter la dure réalité. Il n'allait pas passer au travers de la crise comme il l'avait espéré, malgré ses économies. Il allait devoir trouver un moyen de s'occuper de sa famille, parce que les temps allaient être durs. 

Toutes les nuits, il partait dans les collines avec Danny, puis ils se séparaient, prenant chacun une planque pour faire fonctionner les alambics à plein régime jusqu'à l'aube. Il fallait qu'ils maintiennent la production autant qu'ils le pouvaient, et qu'ils sortent un alcool potable, sinon les clients allaient se diriger vers d'autres bootleggers

Chaque fois qu'il laissait son frère seul à un autre endroit, il avait l'impression de laisser un loup garder des moutons. Il ne pouvait s'empêcher de l'imaginer en train de boire à même la casserole qu'il utilisait pour tester le taux de sucre, et tomber en arrière pendant que la cuve prenait feu sous ses yeux livides.

Il avait pensé à chercher un autre fournisseur canadien, à un autre endroit de la frontière, mais elle était maintenant surveillée par les fédéraux, les vrais comme les faux. Il savait qu'il pouvait acheter les flics de comté, mais même eux pouvaient être des membres du gang de Portland déguisés, et il ne voulait pas risquer de finir comme les Douarnet.

Il n'en dormait plus. Il lui fallait reprendre les affaires avec les Canadiens, ou il coulerait. La ferme servait à couvrir leur véritable occupation, mais ne pouvait pas les maintenir en vie. Devin et Samuel, peu importe combien ils travaillaient dur pour s'occuper du bétail, ne pourraient jamais garder les banquiers à distance. Ils allaient vite être rattrapés par leurs dettes. Comme des vautours qui volent en cercle autour de l'animal blessé, les hommes en costumes attendaient leur heure.

Et Pinewood, son meilleur site de production, était à nouveau occupé. Sa forteresse de forêts primitives et de bois impénétrables était à nouveau retombée aux mains d'un étranger. Le précédent propriétaire n'était venu que rarement, et jamais dans les bois. 

Maintenant la maison était habitée et toute la journée, la voiture du garagiste faisait des allers-retours. Henry n'aimait pas ce gringalet venu d'on ne sait où, il lui trouvait quelque chose de hautain, comme si rester un étranger pour les fermiers du coin ne le gênait pas. 

Il disparaissait tous les deux-trois mois, prenait la route, et ne revenait qu'après deux semaines. Il s'était fait une réputation de bon travailleur, il ne parlait jamais aux flics, ne fréquentait le bordel que rarement et surtout, il ne lui avait jamais acheté d'alcool. 

PINEWOODWhere stories live. Discover now