XI (modifié le 24.07.21)

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Chrom ouvrit les yeux.

Émergeant brutalement d'un cauchemar, il se redressa et lança ses bras dans le vide, les doigts tendus vers une silhouette invisible. Assis au milieu de ses couvertures, haletant et le visage couvert de sueurs froides, Chrom inspira profondément. Il était seul dans sa chambre.

Hansi. Il se souvenait l'avoir découverte dans le coin d'un wagon aux parois dégoulinantes d'une eau brune. Elle était assise dans une flaque d'eau, le visage levé vers le plafond... Vers ce ciel qu'elle ne connaissait qu'à travers d'anciennes descriptions, inscrites entre deux pages poussiéreuses. Elle restait là, immobile. Son corps, si fragile, tremblait légèrement. Elle avait froid. Et lui, il était traversé par la peur. Une peur étouffante qui tissait des liens invisibles autour de ses poignets. Il n'avait qu'une envie : lui prendre la main.

Chrom passa une main moite sur son visage. Ce n'était pas la première fois qu'il faisait ce genre de cauchemar, mais jamais il n'avait été aussi terrifié. Aussi impuissant. Rapidement, pour noyer ses pensées dans le mouvement, Chrom sauta de son lit et s'habilla avec des gestes saccadés. Comme tous les matins, il aspergea ses joues d'eau, non-potable mais désacidifiée, avant de passer quelques coups de brosse dans sa tignasse bouclée. Il se dirigea dans la cuisine pour attraper sa sacoche qu'il avait préparée la veille, ses clefs et sa veste. Il avait besoin de changer d'air.

Hansi. Elle avait entrouvert la bouche. Un nuage de fumée s'était échappé de ses lèvres gercées. Ses mots s'étaient évaporés dans le flou, se transformant en écume, avant qu'il ne puisse les saisir. Il ne l'entendait pas. Il voulait crier, mais sa gorge nouée n'émettait que des gémissements rauques.

Chassant ces images de ses pensées, Chrom enfila ses chaussures. Pourquoi fallait-il qu'Hansi soit aussi fascinée par l'Extérieur ? L'idée qu'elle aille risquer sa vie en dehors de l'Agmen lui étreignait le cœur. Jetant des regards agacés à l'étroite cuisine qui lui servait également de salle à manger, Chrom serra les dents. Son propre appartement lui faisait horreur, comme la solitude. Lui qui n'avait jamais eu besoin des autres, voilà qu'il refusait de la laisser s'en aller.

Hansi. Des larmes roulaient le long de ses joues, rougies par le sel. Ses traits pâles étaient crispés par la douleur. Elle tourna soudainement la tête vers lui. Elle était assise dans une flaque de sang. Son visage était déchiré ; sa peau, lacérée. Elle tomba en avant, dans la main d'un géant... Deux yeux d'un rouge profond s'ouvrirent derrière elle.

Troublé, Chrom posa sa main sur la poignée de métal. Son cœur s'était brusquement emballé au souvenir de cet affreux cauchemar. Il aurait juré que le monstre le regardait, lui. Qu'il l'accusait.

Chrom frissonna. Il devait aller voir Hansi, mais il avait peur de faire comme si rien ne s'était passé, comme si elle ne lui avait caché qu'elle s'était engagée comme Exploratrice. Il regrettait presque d'avoir appris la vérité. Hansi faisait partie de lui. Il aimait passer du temps avec elle, écouter ses folles théories sur l'Extérieur et observer la moindre de ses expressions. Il aimait voir ses prunelles s'illuminer lorsqu'elle avait trouvé quelque chose d'intéressant dans les antiquités qu'il lui rapportait. Chrom esquissa un sourire attristé.

Il l'aimait.

Inspirant profondément pour se donner du courage, Chrom ouvrit d'un geste décidé la porte d'entrée.

— Je m'en vais, Chrom.

Ces quelques mots lui firent l'effet d'un coup de poing. Les yeux écarquillés, Chrom dévisagea Hansi qui, immobile sur le pas de la porte, lui adressa un sourire triste. Pétrifié, il était incapable de dire quoi que ce soit. Incapable de la retenir.

Comment en étaient-ils arrivés là ?

Alors qu'il baissait les yeux, il remarqua qu'Hansi avait déjà enfilé l'équipement d'Extérieur. Les pièces de l'armure, fixées par-dessus sa combinaison de caoutchouc noir, reflétaient les lumières vacillantes du wagon. Des gants et un masque à gaz en cuir artificiel pendaient à sa ceinture. Elle était prête.

Hansi l'abandonnait.

Il se rendit brusquement compte que c'était lui qui ne comprenait pas. Lui qui se moquait éperdument de la survie de l'humanité, lui qui était terrifié à l'idée de mourir, il ne la comprendrait jamais. Il préférait se terrer derrière les barreaux de sa prison, plutôt que de donner sa vie pour un futur commun dans lequel il n'avait pas sa place.

Chrom sentit l'amertume lui nouer la gorge. Les êtres humains étaient des monstres. Leur avidité et cet insatiable désir de grandeur les avaient poussés à détruire tout ce qu'ils possédaient. Aveuglés par leur puissance, ils s'étaient condamnés. Le nucléaire avait fait le reste. L'avenir du monde s'était consumé dans les flammes de la Grande Évasion. Les Hommes s'étaient entretués. Et leurs erreurs avaient tué ses parents.

Hansi pensait différemment.

Il savait à quel point la survie des autres lui importait. Et il se demandait comment une enfant aussi naïve pouvait avoir si grand cœur... Un cœur à l'intérieur duquel l'humanité entière pouvait se blottir.

Hansi voulait construire un nouveau monde sur les cendres des Vieilles Nations. Faire pousser des fleurs dans le désert.

Souvent, Chrom avait l'impression qu'elle mélangeait réalité et songes, mais Hansi savait faire la différence. C'était ce qui rendait ses rêves aussi beaux. Aussi effrayants.

Elle aimait les autres. Elle aimait l'humanité et ce fardeau de violence et d'amertume que l'Homme traînait derrière lui. Elle était prête à tout pour changer le monde, pour lui rendre ne serait-ce qu'une bouffée d'oxygène. Pour retrouver cette liberté de voir, de savoir, d'exister. Cette liberté qu'on lui avait volée.

Chrom chancela.

Le sol se dérobait sous ses pieds. Alors qu'il se noyait dans une mer de pensées tumultueuses, empreintes de désespoir, Hansi serra ses mains dans les siennes. Chrom releva la tête et papillonna vivement des paupières, presque surpris de sentir des larmes rouler sur ses joues. Son regard croisa de nouveau celui, humide mais pétillant d'espoir, de la jeune femme. Hansi afficha un grand sourire et déclara :

— Je dois partir découvrir l'Extérieur. Et je dois retrouver mon frère. 

Chrom secoua doucement la tête.

— Non..., murmura-t-il.

— Je reviendrai, Chrom.

— Non !

L'espoir vacilla dans les yeux d'Hansi, dont l'éclat s'était brusquement terni. Les larmes firent scintiller ses prunelles lumineuses et, alors qu'elle luttait contre l'angoisse qui s'immisçait lentement en elle, la jeune femme le serra contre elle. Le métal de l'armure contre son torse lui glaça le sang.

— Je reviendrai, répéta-t-elle avec entrain.

— Reste !

— Je reviendrai te chercher.

Et, sans qu'il n'ait le temps de lui murmurer ces quelques mots qui lui pesaient, Hansi l'embrassa sur la joue et dévala les escaliers. Le cœur battant à tout rompre, Chrom n'eut pas la force de la retenir. Se faufilant dans l'étroit couloir du wagon, Hansi disparut.

Immobile sur le pas de la porte, les bras ballants et le cœur décroché, Chrom se fondit dans le silence. Il s'appuya contre le mur et se laissa glisser au sol.

Il n'était plus lui-même.

Il n'était plus personne.

Un sourire désespéré étira ses lèvres tremblantes et il se mit à rire. Secoué par des sanglots écœurés, il plongea son visage dans ses paumes moites, se couvrit la bouche, comme pour retenir les mots qui lui brûlaient la gorge.

Il avait l'air d'un fou.

Recroquevillé sur lui-même, Chrom se laissa dévorer par l'amertume.

Il ne le lui pardonnerait pas.

Jamais.

Deus ex Machina [EN PAUSE]حيث تعيش القصص. اكتشف الآن