Partie 1 : Chapitre 3

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Nadette partait du principe que la guerre, l'occupation, ne devait en aucun cas déranger notre quotidien ou notre plaisir. Le soir venu, elle et son nouvel ami que je n'aimais guère vinrent me chercher à la ferme. En voiture, nous retrouvâmes Jeanne sur la place de l'église et traversâmes ce pont au-dessus de l'eau qui menait au cabaret. La façade avait été entièrement repeinte, si bien qu'il fût impossible d'imaginer que le bar des Harroche avait occupé les lieux un mois plus tôt.

Deux lampadaires encadraient l'entrée rougeoyante, des guirlandes lumineuses étaient suspendues aux murs, des hommes parlaient sur le trottoir, peu de Français, beaucoup d'Allemands ; je reculai d'un pas.

- Qu'est-ce que tu fais ? demanda Nadette. Viens, on va s'amuser !

À l'intérieur, aux lueurs tamisées des bougies, la vue de bon nombre de Françaises parvint finalement à me rassurer. Cinq femmes dansaient le Charleston sur la scène ; j'allumai une cigarette comme nous nous installions.

- D'où viennent-ils, ces beaux jeunes gens..? murmura Jeanne sur sa chaise.

Nadette se mit à rire tandis que Guillaume embrassait son oreille. Si je les regardai également, je ne vis que façon et pédantisme.

Sur l'estrade, des musiciens faisaient mine de mener bataille, saxophone contre saxophone. Ils tapaient du pied, fringants dans leurs belles chaussures cirées bicolores. Le pianiste, lui, paraissait s'étendre sur le banc tandis qu'une jeune femme faisait le grand écart dans son costume à franges. Au centre de la piste, des couples bondissaient, envoyant valser leurs jambes, les pieds pointant de l'intérieur vers l'extérieur en un enchaînement rapide. Lorsqu'ils cessaient, ils se concertaient en riant, le souffle coupé. Les duos se formaient, puis se déformaient. Certains étaient capables de tenir le temps de plusieurs danses - je les regardais avec admiration.

Au fil de la soirée, la cadence effrénée du Charleston laissa place aux roses blanches de Berthe Sylva et aux amants disparus de Fréhel. Des couples évoluaient lentement devant nous, des femmes ensorcelées par ces hommes qui allaient au rythme de la Java bleue.

- Tu devrais danser Béate, lança Jeanne comme elle revenait s'asseoir. Tu vois le brun avec la veste grise ? Il te dévore des yeux...

Je croisai le regard dudit brun avant de l'ignorer.

- Je préfère rester ici.

- Il n'est pas à son goût le petiot, intercéda Nadette. (Elle écrasa sa cigarette, en alluma une autre.) Mais toi, (elle me désigna), t'es du goût du beau blond là-bas.

Je me retournai sans trop de curiosité, puis revins rapidement à mes amis.

- Tu es folle, intervint Guillaume, c'est un boche.

- Boche peut-être, mais...

- Ah, non, récria Jeanne, ça me dégoûte !

Je ne les écoutais plus, fixant la nappe blanche.

- Béate, ça ne va pas ?

Je relevai la tête, incapable de savoir qui venait de me poser la question.

- Non, c'est.., c'est juste le vin.

- Le vin, s'exclama Nadette, il a bon dos !

Les autres rirent avec elle, et je souris afin de ne rien laisser paraître. Le savoir si près me rendait nerveuse et m'empêchait de suivre notre conversation. Par moment, j'entendais quelques mots d'allemand, de faibles échos de sa voix tranquille.

De côté, je perçus son regard.

- Sauvons nos femmes, déclara Guillaume comme je retournai à la discussion.

LiebchenWhere stories live. Discover now