Prologue

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— Arrête !

Dans la pénombre d'une caverne, un homme se dressait face à une femme. Son injonction resta suspendue dans les airs, comme gravée, tandis que leurs regards se croisaient. Ses yeux bleus, las et presque éteints, parcourus d'une étincelle de crainte, s'opposaient aux iris noirs emplis de malice. Le sourire narquois qu'elle arborait sur son visage de porcelaine contrastait avec l'indifférence feinte de l'homme ; hormis ses prunelles, il semblait parfaitement détaché de la situation. Pourtant, il érigeait son corps en rempart, abritant derrière lui l'objectif de la femme.

— Kao, je ne t'attendais plus, ricana-t-elle.

— Écoute-moi, je t'en supplie...

— Ta présence ici est tout juste tolérée. Alors je te saurais gré de rester silencieux et de t'écarter de ma route.

— Nakãra, s'il-te-plait... Je ne veux pas me battre contre toi.

Ignorant ses dernières paroles, la femme s'avança jusqu'à l'homme. Sans lui prêter la moindre attention, elle lui passa au travers. Après tant d'années, elle l'avait enfin trouvé ; ce n'est pas maintenant qu'elle laisserait quelqu'un entraver sa route. Elle balayerait chaque obstacle d'un revers de main si cela était nécessaire. Puis, enfin, elle se saisirait de l'orbe de cristal. Sa puissance serait sienne, elle s'en abreuverait et s'élèverait au-dessus de tous.

— Ne touche pas à ça ! s'écria Kao la voix tremblante.

— Ne fais pas ceci, n'accomplis pas cela ! Dis-moi, qui crois-tu être pour me donner des ordres ? Si mes souvenirs sont bons, tu as toujours dit que nous étions égaux. Alors cesse donc de m'importuner avec tes jérémiades. Ma décision est prise depuis bien longtemps.

— Ce qui est enfermé dedans te dépasse, Nakãra !

La femme éclata de rire. Elle se détourna de l'orbe afin de planter son regard une nouvelle fois dans celui de Kao. La lumière lunaire qui peinait à les éclairer vacilla, engloutie par les ténèbres qui émanaient de Nakãra ; sous l'influx d'énergie ses cheveux noirs flottaient dans les airs, pareils à une armée de serpents prêts à bondir. Surpris, l'homme eut un mouvement de recul.

— Tu crois tout savoir sur tout ! cracha-t-elle. Et tu t'imagines que cela t'octroie une autorité absolue, que nous devons t'obéir, nous plier à ta volonté. Il n'en est rien. Tu crains ce qui va découler de ma réussite.

— Oui, il est vrai que j'ai peur de la suite des événements, Nakãra. Pas pour les raisons que tu t'imagines. Ta quête ne te conduit pas à plus de puissance. Elle ne conduit qu'à ta perte.

— Que c'est mignon. Si seulement tu étais capable de véritables émotions, en lieu et place des larmes factices sous ton œil, peut-être que je t'aurais cru. Maintenant, tais-toi. Si tu comptes t'interposer, fais-le pour de bon. Autrement observe.

Kao serra les poings. L'air commença à bourdonner autour de lui, alors que l'énergie affluait. Puis il relâcha ses mains et recula, défait sans même avoir combattu.

— C'est bien ce qu'il me semblait. Tu es toujours aussi lâche.

— Peut-être, mais j'aurai essayé.

— Et comme cette fois-là, tu as échoué. Même si tu refuses de le voir. Persuadé d'avoir raison. Persuadé que tu ne peux te tromper. Admets-le, Kao. Tu le ressens au fond de toi, cette certitude tenace d'agir pour le bien. Mais toi comme moi, savons qu'autour de toi il n'y a que peine et souffrance.

Adossé contre une paroi de la caverne, il l'observa reprendre sa route jusqu'à l'orbe cristallin. Celui-ci reposait sur un autel sculpté dans un bloc de marbre massif. Sa réalisation avait dû demander des mois de travail tant les détails étaient précis. Les gravures s'animaient même lorsqu'on prenait le temps de les admirer.

Un homme et une femme y étaient représentés, assis sur la branche d'un arbre ils se tenaient la main. Ce décor paisible laissait bien vite place à un terrible affrontement. Du ciel, deux êtres aux yeux de cuivre et d'argent étaient apparus. L'homme et la femme se dressèrent contre eux, mais leurs adversaires fendirent la terre en deux, les séparant par un gouffre immense. Ils continuèrent leur lutte et parvinrent à défaire les êtres venus du ciel. Enfin, ils les enfermèrent dans une sphère de cristal, dont la garde fut confiée à d'autres.

Arrivée au pied de l'autel, Nakãra approcha ses mains de l'orbe. La puissance brute qui en émanait lui faisait tournoyer la tête. Jamais elle n'avait ressenti un tel pouvoir. Bientôt il serait sien. À cette pensée, son visage s'adoucit, elle paraissait presque apaisée ; satisfaction ou soulagement, il était difficile de trancher.

— Tu as pensé à Chizu ? l'interrompit Kao.

— Elle comprendra, elle. Et puis, de toute façon, elle n'est qu'un passe-temps. Une manière d'oublier la lassitude.

La femme aux cheveux noirs se tut, avant de murmurer, trop bas pour que Kao ne puisse l'entendre :

— Peut-être aussi une raison de me battre...

Sous ses yeux, les volutes noirs s'agitaient dans leur prison cristalline, impatients. Ils sentaient que l'heure de la libération approchait. Nakãra effleura l'orbe. Aussitôt un éclair ténébreux la frappa. La douleur lui fit briser le contact, mais elle parvint à se réfréner, étouffant aussitôt son cri. Désormais elle savait à quoi s'attendre. Elle attrapa le réceptacle à pleines mains. La foudre maléfique frappa sans relâche alors que la fumée l'entourait, s'enroulait autour d'elle. L'intangible boa resserrait lentement son étreinte sur la femme. Puis une vipère de fumerolles prit le relais, ses crocs la pénétrant de part en part ; mais pas un cri ne brisa le silence qui s'était instauré.

L'agitation retomba, privée de but, la prison de cristal de désagrégea. Nakãra avait absorbé l'intégralité des volutes. Elle descendit les marches qui l'avaient menée jusqu'à l'autel, passa devant Kao sans un regard et s'engouffra dans le tunnel étroit qui conduisait à l'extérieur de la caverne. Derrière elle, ses derniers mots flottèrent quelques instants, assez pour qu'ils parviennent à l'oreille de l'homme.

— Adieu...

Le regard de Kao se perdit dans les anfractuosités de la voûte. Les rayons lunaires le frappèrent en retour, dévoilant les deux larmes blanches qui brillaient sous son œil gauche, tandis qu'une troisième se formait. Conscient du désastre qu'il n'avait su empêcher, cette fois encore, il disparut à son tour dans les méandres qui conduisaient hors de ce lieu maudit. Combien de fois encore ?

Lorsqu'il fut loin, une silhouette diaphane, à la chevelure d'or, prit possession des lieux, virevoltant sous le clair de lune. Là, elle s'allongea quelques instants, sondant la lune au-dessus d'elle. Elle leva sa main en direction des cieux et la referma, comme pour s'en saisir. Elle sourit, satisfaite.

— Voilà qui promet d'être amusant, cette fois encore.

Elle se fondit dans la roche, avalée par le sol, tandis que les nuages occultaient la lune, plongeant la caverne dans une profonde obscurité.

Les Fresques Ancestrales : L'ÉlueWhere stories live. Discover now