CXXXI-QUAND LE BROUILLARD SE DISSIPE

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Je me tiens immobile, la main toujours posée sur la poignée de la porte, incapable de prononcer un mot. Attablées au centre de la pièce, trois personnes, à la fois si familières et si improbables ainsi côte à côte, se tournent vers moi et me dévisagent avec surprise.

L'espace d'un instant tout est suspendu, dans un de ces replis du temps qui s'apprête à s'ouvrir sur une vie entièrement différente. Après tout ce que mon existence a connu d'étrange et de bouleversant dernièrement, la scène qui s'offre à moi me semble presque irréelle, tant elle revêt un caractère normal. Banal même. Mais c'est impossible, elle ne peut l'être ... 

Mon cerveau en enregistre instantanément les moindres détails, comme s'ils étaient tous d'une importance capitale. A croire qu'il s'est mis à fonctionner en accéléré tout à coup. Ou alors qu'il vient de faire un arrêt sur image pour mieux mémoriser l'instant, je ne sais pas ... A travers la fenêtre juste au dessus de l'évier à ma droite, perce une lumière rasante aux reflets automnals entre d'épais cumulus. J'entends l'eau encore frémissante émettre quelques clapotis dans la bouilloire posée sur le plan de travail ; manifestement elle vient de s'arrêter de fonctionner il y a un instant. Un chat -Le chat, je le reconnais- allongé de tout son long sur l'antique chaise à accoudoir laissée dans un recoin de la cuisine, dort d'un profond sommeil avec une grâce toute féline. La vaisselle du dernier repas sèche sur l'égouttoir, attendant patiemment de disparaître en bon ordre dans les placards voisins. Bref tout ici évoque un environnement paisible et rassurant, qui tranche avec mon état d'esprit et la présence invraisemblable des individus qui l'occupent.

Des individus qui sont plongés dans une activité des plus ordinaires, semble-t-il. Ils partagent le goûter. Amélieinstallée à la table de sa cuisine face à moi, tient en suspens une tasse de thé près de sa bouche, qu'elle s'apprêtait à siroter. Une part de moi note que ses cheveux bouclés frôlent sa poitrine, une longueur qu'elle a conservé pendant quelques années, avant qu'elle ne coupe tout aux épaules l'année précédant le Simulation Theory Tour

Alice, -'mon Alice de quatre ans...' songé-je la gorge serrée-  siège à l'autre bout de la table, et s'affairait visiblement à grignoter sa tranche de pain surmontée de confiture juste avant de pivoter vers moi, à en juger par la fine moustache de fruits rouges qu'elle arbore. 

Mais c'est autre chose encore qui me choque. La vision abracadabrantesque d'un homme sur lequel ma fille se tient assise. Une image à laquelle je ne peux ajouter foi ... Et pourtant, c'est bien lui. Et c'est sur ses genoux que l'enfant se trouve en ce moment-même. Oui, c'est bien Matthew en personne qui me fixe, ses bras négligemment passés autour de la taille de la fillette ... 

'Non ... Je suis devenue folle, ce n'est pas possible ...'

Une tornade d'émotions me traverse en un instant. Comment peuvent-ils se trouver dans cette pièce tous les trois, installés pour prendre le thé le plus naturellement du monde ? Tout cela est inconcevable. Je n'arrive pas à ébaucher un mouvement, j'ai peur de laisser exploser ma joie et la voir partir aussitôt en fumée, tout comme eux trois lorsque j'aurais avancé d'un pas dans leur direction ... et sombrer dans un désespoir sans fin ...

- Maman ! S'exclame la petite fille avec une expression réjouie sur le visage, le temps figé jusque là semblant reprendre son cours imperturbable, subitement. 

- Anna ... Murmure Matthew en même temps, une lueur de vive émotion dans le regard.

Amélie de son côté ne dit pas un mot mais je distingue des larmes perler à ses yeux. Allons donc, ils ne disparaissent pas, ce ne sont pas des mirages finalement ? Comme pour m'en persuader, tous trois se lèvent d'un bond, cette impulsion de vie soudaine conférant un caractère encore plus réel à la scène. Une fois sur ses pieds, Alice se précipite sur moi, les bras tendus. 

- Tu es debout maman ! Ca y est, tu n'es plus malade ? S'écrie-t-elle en pressant son visage contre mon ventre, ses petites menottes agrippées à mes vêtements.

Je ne réponds rien, mais mes mains se referment instinctivement autour de ses bras menus, les palpent, caressent sa peau tendre d'enfant, tâtant cette réalité sans y croire ... Sceptique, mon esprit ne peut se résoudre à accepter le fait qu'Alice est bien là, saine et sauve dans mes bras. Et pourtant. Force est de constater qu'elle ne s'évanouit pas entre mes doigts cette fois. Mes mains étreignent son petit corps, le cajole. Jusqu'à ce que terrassée par le trop-plein d'émotions, je m'effondre sur elle en larmes et la presse contre moi de toutes mes forces.

- Oh, Alice mon ange ... Je bredouille entre deux sanglots. Tu m'as tellement manqué, si tu savais ...

- Mais enfin maman, ça fait juste depuis hier soir qu'on ne s'est pas vu !! Retorque-t-elle de sa voix haut perchée.

Devant la réaction spontanée de la petite fille, je lâche un petit cri, à mi-chemin entre rire et pleurs, mon visage plongé dans ses longs cheveux aux reflets dorés. 

- Anna ...

Je lève les yeux en direction du murmure. Matthew se tient agenouillé devant Alice et moi. Il me contemple avec un éclat intense dans les yeux, légèrement troublé d'un voile humide. Ce lavis d'azur éclaboussé de paillettes aux nuances d'indigo, de ciel, d'outremer traduit le cocktail de ses émois. Une joie mêlée de tendresse bouleversée, un soulagement saupoudré de passion ... Il reste sans bouger devant moi toutefois, lève des mains hésitantes puis les laisse retomber, n'osant esquisser un geste dans ma direction. De peur de troubler le moment intime entre ma fille et moi peut-être ... Il me sourit en silence et je vois le pli de ses lèvres trembler légèrement. Lui aussi est chamboulé, tout comme moi. Une boule me bloque la gorge, je sens que les larmes sont prêtes à couler de nouveau. Le branle-bas de mes émotions me met sens dessus dessous.

- So it's real ... Je chuchote à son intention, la voix enrouée. Tu es bien là ...

Il s'agissait d'une question, mais les derniers mots meurent dans ma bouche et le propos sonne comme un constat.

- Oui ... Répond-il doucement, aussi ému que moi. Je suis là. 

Matthew se risque enfin à avancer une main et en recouvre la mienne. La serre très fort. Je cille imperceptiblement, le coin de mon œil laisse échapper une larme qui glisse lentement le long de mon nez. Son regard la suit un bref instant puis remonte aussitôt pour se plonger dans le mien à nouveau. Quand il reprend la parole, ses mots rebondissent aussitôt dans mon cœur, ils ont la saveur d'une promesse ...

- Je serais toujours là Anna. Pour toi, pour ta fille. Toujours.

Je ne peux plus retenir mes larmes et elles roulent abondamment sur mon visage maintenant. Elles inondent mes joues de fines rivières translucides qui viennent mourir à la commissure de mes lèvres. Nos regards s'aimantent et ne peuvent plus se détacher l'un de l'autre. Une voix intérieure se pose mille questions, veut comprendre comment tout cela est possible, comment il se trouve ici avec moi, avec ma fille, dans cet appartement ... Mais je les refoule loin, tout au fond de moi. Plus tard. Tout de suite je veux juste savourer la présence des amours de ma vie à mes côtés.

Ma main se pose sur Matthew, ses bras, ses épaules, de plus en plus frénétique. Je ne peux plus me retenir de le toucher. Je veux faire glisser mes doigts sur sa peau indéfiniment. Je garde ma paume resserrée autour de son poignet de peur qu'il ne s'évapore si je le lâche ... et heureuse de constater qu'il est toujours là, matérialisé sous mes doigts tremblants d'allégresse. C'est sûr, je peux laisser mon âme vibrer de bonheur désormais. A l'instar d'Alice blottie dans mes bras, lui aussi est bien réel. 


[J'écoutais cette magnifique composition de Yann Tiersen pendant l'écriture de ce chapitre, et j'avoue que la description des retrouvailles en plus de la musique ont fait couler quelques larmes ... ]

Try to fill that voidWhere stories live. Discover now