Interlogue : Gbele mi

165 23 1
                                    

— Monsieur Bosede ? Tout va bien ?

Jonah s'ébroua et renifla bruyamment. Il observa le jeune humanitaire, blanc comme la craie, qui tenait un rasoir jetable. L'odeur qui planait dans les airs était infecte, tout le corps du géant le grattait et il avait attrapé des poux. Mais le gamin affaibli et déshydraté, qui tremblait sur la couverture tenant lieu de matelas, dormait profondément. Il ne se vidait plus, faute de fluides corporels disponibles. Jo ajusta le débit de perfusion de l'enfant, replaça un gant humide qui sentait le moisi sur son front et fit face au jeune Français dont le visage fatigué gardait encore la trace d'un sourire.

— Moi ça va, rétorqua le Jamaïcain. Qu'est-ce que tu veux ? Et je t'ai déjà dit de me tutoyer ! Je m'appelle Jonah, pas monsieur Bosede.

— Pardon, rit nerveusement le jeune homme. Et vous m'aviez demandé de vous apporter un rasoir, vous vous souvenez ? Pour les poux.

— Ah, c'est vrai.

— Tout le monde en a. Vous voulez vraiment vous raser la tête ?

— Je suis Noir, ça m'ira toujours mieux qu'à toi, sourit le géant en désignant les cheveux blonds de son compagnon. Tu as eu d'autres cas de dysenterie ?

— Oui, trois nouveaux. On a perdu cinq enfants et deux vieillards, hier. La déshydratation.

— C'est la première fois que tu fais du terrain ? questionna Jo en s'asseyant sur un tabouret bancal. Tiens, tends ça devant moi, tu veux ? Ne te coupe pas, petit.

Le Blanc saisit un morceau de miroir cassé que son compagnon avait retrouvé dans les décombres et le plaça de façon à ce que le Jamaïcain puisse s'y mirer.

— Oui, pourquoi ?

— Un peu plus haut, s'il te plaît. Merci. Eh bien, parce que tu ne dors pas du tout.

Le Français baissa les yeux et son menton trembla.

— Il faut bien que je m'habitue. Et puis, en France aussi, on doit travailler avec la mort, ajouta-t-il.

— Tu sors de médecine, c'est ça ? demanda Jo en faisant habilement glisser la lame sur son crâne, faisant tomber sur ses épaules des touffes de cheveux crépus.

— Oui.

— J'aurais préféré que tu voies Haïti autrement, soupira le géant en replaçant la main du jeune homme.

— Vous connaissez bien ?

— Ma mère venait d'ici.

— Ah oui ?

Le gamin étendu devant eux laissa échapper une plainte. Jonah plongea le gant qui était sur son front dans un baquet d'eau non potable et le passa sur la poitrine et le visage du petit. Il souleva ses lèvres pour observer les gencives de l'enfant. Elles étaient d'une blancheur cadavérique.

— Il va... ?

Jonah augmenta le débit de perfusion de l'enfant. Le jeune médecin n'osa rien dire, bien qu'il estimait que la poche de Ringer Lactate pouvait servir à quelqu'un qui aurait une réelle chance de s'en sortir.

— Je sais que je m'acharne, déclara posément le Jamaïcain en reprenant le rasoir. Ce n'est pas bien.

— Oh, vous savez...

— J'ai perdu un fils, non loin d'ici.

Le Français essuya la sueur qui menaçait de couler dans ses yeux. Il se sentait très mal à l'aise mais n'osait pas détourner le cours de la conversation. La main de Jo trembla et un peu de sang goutta sur son crâne rasé.

— Il avait son âge.

Un volontaire d'une cinquantaine d'années, un Anglais, apparut soudain :

Doc, lança-t-il, we need you. Hi, Jo (1).

Sauvé par le gong, le jeune Blanc prit congé, après avoir maladroitement tapoté l'épaule du géant.

Ce dernier, au même instant, sentit que l'enfant qui était allongé près de lui venait de rendre son dernier souffle. Il vérifia son impression en plaçant son morceau de miroir au-dessus de la bouche du gamin : aucune trace de buée ne s'y déposa.

Jonah resta un moment immobile, pour être certain que la mort venait de prendre une nouvelle vie. Puis un éclair de fureur traversa son regard et il jeta le bout de miroir à travers la tente. Le tabouret branlant ne tarda pas à aller se fracasser sur le sol inégal et le géant finit par s'effondrer, à genoux devant le matelas de fortune du garçon au visage désormais tranquille. Déchiré par les sanglots, il posa le front sur la couverture mitée et répéta longtemps :

Gbele mi... Oh, Amadi... Gbele mi...

Le jeune médecin blanc qui avait oublié de dire à Jo où ils mangeraient le soir même resta figé sur le seuil de la tente. Il fit demi-tour, trop gêné pour avouer à son étrange compagnon l'état dans lequel il l'avait surpris. Il resta convaincu que « Amadi » était le nom du garçon qui venait de mourir. Il ne sut jamais qu'il s'agissait en réalité du nom du fils de Jonah Bosede, mort aux Antilles quelques siècles auparavant.

Et il ne sut jamais que c'était Jonah Bosede lui-même qui avait assassiné Amadi. 

*

Merci pour votre lecture ! Pour info, car j'ai volontairement demandé à Caillou de ne pas traduire les passages en yoruba, "gbele mi" ça veut dire "pardonne-moi". Je veux que les lecteurs aillent chercher eux-mêmes lorsqu'il s'agit d'indices concernant les Oncles et parce que j'aime la culture yoruba, je pense qu'elle ne doit pas sombrer dans l'oubli.  

Bisous

Sea

*

(1) Doc, on a besoin de vous. Salut Jo. NdT


L'Escorte 2Where stories live. Discover now