Aurore et les Mondes de la Nuit

Chapitre 9: Et des larmes coulèrent

 Cher journal.

C'est un peu cliché, non ? De commencer comme ça. J'ai répété ces mots toute la journée, hier. J'avais hâte de les inscrire. Faut me comprendre, je viens tout juste de m'acheter ce cahier et il est vraiment super beau. Avec des beaux motifs sur la couverture et tout ça. Et puis il m'a coûté cher en plus. Sauf que quand j'ai enfin terminé mes devoirs... ben ça a été « l'angoisse de la page blanche », comme dit la prof de français. J'avais tellement réfléchi à ce que je voulais écrire que je ne savais plus par où commencer. Et un si beau carnet... J'allais quand même pas écrire n'importe quoi dedans ! Alors j'ai écrit une première page, et je l'ai déchiré ce matin en me réveillant en la relisant. C'était franchement nul. Et pis j'avais fait de ces fautes... La honte ! Alors que je suis censée être la littéraire de la famille. Du coup... Je me suis formellement interdit de penser d'avance à ce que j'allais écrire. Je voulais me lancer sans réfléchir, et c'est ce que je fais depuis que j'ai commencé. J'ai l'impression que ça mène nulle part. J'espère que je vais pas encore déchirer la page demain... Si je le fais à chaque fois, j'aurais bientôt plus de journal. Et il faut que j'en tienne un. Ou au moins que j'écrive les évènements de cette dernière semaine, avant que je ne commence à oublier les détails.

Par quoi je commence ? Peut-être par me présenter ? Oui, faisons cela. Je m'appelle Valentine. J'ai 12 ans et je suis en sixième. J'aime bien écrire des histoires, lire des romans et des mangas. J'aime pas les garçons et les mathématiques. Je suis noire. Je le précise parce que ça change beaucoup de choses dans ma vie par rapport à mes amies qui sont blanches. Par exemple, on a déjà fouillé mon sac dans les magasins pour être sûr que je ne volais rien, alors que elles jamais. J'ai un grand frère. Pour lui c'est pire, il se fait tout le temps arrêter par la police dehors. Mes parents sont séparés, mais s'entendent bien. Je vis chez mon père, et quand ma mère revient de l'un de ces nombreux voyages, je passe un peu de temps avec elle. J'aimerais la voir plus souvent, mais elle est tout le temps ailleurs. J'espère pouvoir l'accompagner un jour, mais elle me dit que c'est trop tôt. La dernière fois que je l'ai vu, ça remonte à plus d'un an. Elle m'a donné un ours en peluche violet et m'a dit de le serrer fort contre moi quand je pense à elle. J'ai fait style que ça me plaisait pas vu que c'est pour les enfants les peluches, mais je dors tout le temps avec maintenant.

J'ai des amies dans ma classe, mais je les écoute parler et elles ne m'écoutent pas. J'ai parfois (souvent?) l'impression d'être la membre la moins importante de mon groupe. Un peu celle qui est là, mais qu'on aime le moins. C'est un peu ça partout : je passe, mais on m'oublie. Je suis sérieuse en classe, je bavarde jamais avec mes voisins et mes voisines, je fais toujours mes exercices, j'ai des notes correctes sans êtres super bonne. Je fais ce qu'on attend de moi, et pourtant les profs ne se souviennent jamais de mon prénom. Ils se souviennent de celui d'Enzo qui fait toujours le bazar, ou de celui de Manon avec qui Monsieur Durand aime tellement plaisanter pendant les cours de maths. Je comprends pas pourquoi, elle a pas forcément de bonnes notes. Elle participe pas pour parler des maths. Pourtant, il lui fait toujours des commentaires. Elle m'a fait promettre de le dire à personne, mais je l'ai aperçu pleurer à la sortie des cours il y a quelques jours. Elle était furieuse quand elle a vu que je l'avais vu. C'est drôle, mais c'était la première fois qu'elle m'adressait la parole. Elle fait partie des populaires. Pas moi.

Des fois j'ai l'impression d'être invisible. Que si je venais à disparaître, le monde continuerait de tourner, comme si de rien était. Techniquement c'est vrai mais ça fait peur de se le dire. Peut-être que des gens viendraient à mon enterrement, renifleraient un peu en se disant : « elle était gentille cette petite Valentine ». Et puis, on m'oublierait. Ma mère serait même pas là, elle apprendrait la nouvelle longtemps après, lors d'un de ces retours. Et elle hausserait les épaules. Plus besoin de faire escale ici. Peut-être que ça l'arrangerait. « Elle était gentille ». Je me demande si je suis juste ça : une fille discrète et gentille. Timide, même. La prof d'histoire l'a écrit sur mon bulletin. « Élève correcte mais discrète. » C'est pas mes capacités qu'on est censé évaluer, plutôt que donner un avis sur qui je suis ? Ça sera ça sur ma tombe : « Valentine. Une fille correcte mais discrète ». Après... je sais pas si j'ai le droit de me plaindre. En termes d'invisibilité, il y a pire.