CHAPITRE 1 (partie 1)

176 25 101
                                    

CHAPITRE 1

L'horloger

   À cinq heures, les trois-cent-soixante horloges du magasin sonnèrent en même temps. Le son produit s'apparentait plus à un tremblement de terre qu'à un « tic tac ». J'étais en train de me verser un verre de thé quand le bruit me fit sursauter et renverser tout le liquide sur la table.

   Essuyant le désordre avec un torchon, je plaquai ma main libre sur une oreille pour atténuer la cacophonie insupportable. Même après une bonne minute, les horloges ne se calmaient pas. Qu'est-ce qu'elles avaient, cette fois ? Je quittai le salon à l'étage en traînant mes pieds nus sur le sol froid du carrelage. Les aiguilles de la pendule du couloir s'agitaient dans tous les sens. Le coucou de l'horloge murale sortait plusieurs fois de suite en effectuant des pirouettes mécaniques erratiques. Un charmant début de matinée, il fallait le noter.

— Qu'est-ce qu'il se passe ? criai-je.

   Aucune réponse. Le maître horloger, monsieur Belmonde, devait sûrement essayer de réparer les dégâts. Je dévalai les marches comme à mon habitude, en évitant celle qui grinçait – bien que ça n'avait plus vraiment d'importance, vu le vacarme – avant de courir dans le magasin encore fermé. Je devinais déjà l'endroit où l'horloger se trouvait. Une porte épaisse au bois de chêne se tenait à l'arrière de la boutique. Elle était juste assez entrouverte pour que je m'y faufile.

   La salle contenait les créations plus personnelles de l'horloger. Des morceaux de rouages et des bouts de bois traînaient sur un grand bureau encombré de feuilles. Une bibliothèque prenait toute la place des murs. J'avais l'impression qu'il me faudrait des années pour tout lire. Les ouvrages sur l'art de l'horlogerie dégageaient l'odeur distinctive des anciens livres. Ce que j'appréciais particulièrement, c'était le plafond. Il avait été peint par un client pour payer l'aide de monsieur Belmonde ; on y voyait la forme du soleil et de la lune entremêlés, aux couleurs d'or et d'azur.

    Au centre de la pièce, une énorme horloge prenait toute la place. Elle était haute jusqu'au plafond, composée de bois et de métal argenté. Il y avait un cadran principal qui prenait plusieurs mètres à lui tout seul, puis des aiguilles minuscules sur le côté. Si nous prenions soin de tous nos objets, celui-ci avait une place spéciale. Monsieur Belmonde travaillait sur ce projet depuis qu'il était jeune adulte.

    Je m'approchai et trouvai l'horloger à l'arrière. Il avait ouvert le loquet qui fermait le mécanisme de la grande horloge et semblait en train de tirer sur les rouages.

— Pourquoi a-t-elle paniqué ? demandai-je en essayant de crier assez fort pour couvrir le bruit.

— Rebecca, je ne t'avais pas vue ! Épaule-moi, je dois régler ceci...

   Il se décala d'un pas et m'indiqua une partie à maintenir immobile. Je posai mon doigt et ma magie se déversa avec un naturel acquis par l'habitude. Le rouage arrêta son mouvement incessant et l'un des cadrans se figea. Ce n'était pas suffisant pour arrêter l'horloge entière. Même si on retirait tout le dispositif à l'intérieur, les aiguilles du cadran principal continueraient de tourner en cadence, seconde après seconde. L'objet était magique, lié à son créateur, le maître horloger.

    Son pouvoir lui permettait de rendre ses machines incroyablement précises et efficaces, en les contrôlant à distance et en leur confiant un certain rythme. La contrepartie était que toute cette énergie commençait à faire déteindre des traits de sa personnalité dans ses objets, jusqu'à ce qu'ils soient capables de devenir indépendants de sa volonté. La grande horloge restait la plus compliquée à gérer. Le temps qu'il avait passé à travailler dessus lui donnait une connexion encore plus profonde avec l'objet. C'était une tragédie qu'elle ne lui survivrait pas... elle était trop dépendante de son pouvoir. Quand monsieur Belmonde mourrait, elle s'arrêterait aussi, puisque la magie s'éteignait avec son maître. Même si cette perspective le rendait triste, il continuait à travailler dessus avec acharnement.

Le toucher du Temps | TOME 1 : les secrets de l'horlogerWhere stories live. Discover now