CHAPITRE 7 (partie 1)

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Un pont aveuglant et au sol carrelé en marbre conduisait à la porte principale. Une immense queue attendait devant l'entrée, rangée en lignes sur la gauche. On aurait dit une file de fourmis frétillantes, suivant les instructions précises qu'on leur avait données. Seul bémol : je me sentais comme l'insecte oublié dans la réunion d'explications, parce que tout cela me semblait si étranger. Dans mon village, au-delà de l'auberge qui n'accueillait que les personnes venues rendre visite à leur famille, on ne trouvait rien d'aussi grand. D'aussi impressionnant et important.

Divers membres du personnel, arborant le symbole d'une chute d'eau sur la poitrine, s'assuraient de garder le calme et l'ordre dans l'agitation des arrivées et des sorties.

Une femme emmitouflée d'une robe rose criarde qui cintrait ses courbes rondes avança vers l'entrée, son éventail collé à son visage transpirant. Ses mèches châtains collaient ses joues. Son petit nez en bouton semblait renifler l'air, pointé si haut que sa gorge devenait proéminente, affichant des gros colliers de perles nacrées. Derrière elle, un majordome peinait à traîner quatre valises d'un rose aussi visible que celui de sa robe.

— La queue se trouve sur le côté, madame, informa un gardien taillé comme une armoire.

Deux yeux cachés sous des sourcils broussailleux se posèrent sur la dame. Le regard blasé semblait presque félin, sur un visage professionnel mais qui laissait percevoir une teinte d'agacement.

— Je suis une invitée spé-ci-ale ! articula la femme. Madame De Liennes Rouge.

Peu impressionné, le gardien mit du temps pour se tourner et demander à un collègue un calepin bleu. Il l'ouvrit doucement, puis l'éleva à hauteur d'yeux de madame De Liennes. Il tapa son index sur la page.

— Aucun invité spécial n'est attendu aujourd'hui.

Madame De... j'avais-déjà-oublié, se pencha vers le calepin en arrêtant de secouer son éventail.

— Quoi ? Mais...

— La queue se trouve sur le côté.

Rouge de transpiration et d'embarras, elle se dirigea la tête haute dans la queue. Juste derrière moi.

— Je vous dérange, peut-être ? me demanda-t-elle d'une voix trop aiguë en sentant mon attention sur elle.

Ses deux prunelles bleues n'avaient pas la couleur du ciel d'été, mais plutôt celle de la glace qui recouvre le sol pendant les tempêtes hivernales. Elle agita son éventail avec plus d'ardeur, comme pour balayer la coloration sur ses joues, puis se détourna pour parler à son majordome.

Archie, bien trop fatigué mentalement pour suivre la conversation, se tenait accoudé aux barrières du pont, son attention centrée sur la mer et ses vagues calmes. Les chutes tombaient en continu contre l'eau turquoise, miroitant milles reflets sur la surface.

— C'est vraiment bourgeois ici, remarqua Archie quand je me posai près de la balustrade à mon tour.

— Tu penses qu'on a les moyens de rester dans la station balnéaire ?

Il haussa les épaules.

— On peut toujours dormir dans le train. On verra bien ce qu'on trouvera en entrant.

De nombreuses personnes s'ajoutaient à la file d'attente. Des amies couvertes de bijoux dorés, gloussant derrière leurs mains gantées ; des familles nombreuses équipées de sac à dos de voyage et de lunettes de soleil trop grandes pour leur visage ; même des personnes âgées dans des fauteuils roulant, sirotant des boissons fraîches sous un parasol que tenaient des employés en costume blanc. Un méli-mélo de gens différents, tous excités lorsque la queue diminuait et qu'on approchait de la porte marbrée de la station.

Le toucher du Temps | TOME 1 : les secrets de l'horlogerWhere stories live. Discover now