CHAPITRE 1 (partie 2)

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   Je levai d'un coup la tête de mes papiers pour observer la femme qui avançait d'un pas rapide vers moi. Ma mère. Vu son expression, elle ne passait pas un bon début de matinée.

   Elle avait noué ses cheveux d'ébène en une longue tresse qui tombait dans son dos. Ses yeux aussi bruns que les miens regardaient partout autour d'elle, le long des anciens meubles vernis et des pendules. Elle s'arrêta devant moi, bras croisés.

— Tu as encore oublié ! Et ta promesse, alors ?

   Elle avait totalement négligé les formules de politesse, ce qui m'étonnait de la part de la femme qui me répétait depuis l'enfance que je devais m'exprimer convenablement. Je fronçai les sourcils. Quelle promesse ? J'avais fait mes visites à la maison, j'avais accompagné ma sœur cadette à sa répétition de danse... non, je ne voyais pas ce qui n'allait pas. Pourtant, ma mère restait silencieuse, immobile comme si elle attendait une illumination soudaine de ma part.

— Tu ne t'en souviens toujours pas ?

— Disons que... j'aurais besoin d'une piqûre de rappel.

    Elle secoua la tête, l'air incrédule. Je me tournai vers l'horloger qui commençait à s'éloigner. Avec un sourire crispé sur le visage, je fis un signe de la main pour lui demander de m'aider. Il haussa les épaules et mima « désolé » du bout des lèvres avant de partir tout à fait. Un traître. Ma mère, trop préoccupée pour suivre l'échange, continua sur sa lancée :

— Ce soir ! Tu dois t'en rappeler, enfin !

— Ce soir... Qu'est-ce que j'ai de prévu ? La livraison au boulanger, oui... et je compte aller à l'épicerie pour m'acheter de quoi faire un gâteau. Oh, tu voulais que j'en ramène à la maison ?

    Son expression offusquée m'indiqua que non, je faisais fausse route. Elle attrapa une chaise qui traînait, ce qui signifiait une seule chose. Elle comptait rester ici longtemps. Jusqu'à ce qu'enfin, je fasse ce qu'elle attendait.

— Maman, je ne risque pas de deviner.

— C'est la fête du village. Tu m'avais promis de faire un effort pour te sociabiliser. Je trouve que la fête est le moment idéal pour suivre tes bonnes résolutions.

   Mon cœur accéléra d'un coup. La fête du village était un vrai cauchemar. J'étais forcée d'y aller, petite. C'était presque agréable, à cette époque là, mais les choses avaient changé. Je n'étais plus en si bon terme avec les personnes présentes. En fait, je n'y avais tout simplement pas ma place. Ils discutaient tous en riant, mangeaient à en avoir le ventre rempli, pendant que je me retrouvais en simple spectatrice, pas assez proche de qui que ce soit pour rester avec eux. Je terminais collée aux jupons de ma mère ou bien alors en compagnie de mon père et de mes oncles, jouant aux cartes jusqu'à ce que ce soit l'heure de partir. C'était triste de rester à côté de tant de personnes qui s'amusaient sans m'y sentir invitée ou voulue. Dès que j'avais eu l'âge de choisir par moi-même, j'avais arrêté de m'y rendre. Cela faisait trois ans que je n'y avais pas mis les pieds. Aucun regret. Pourquoi me forcer à me rendre malheureuse à chaque fois ?

— Hors de question de venir, répondis-je donc.

— Comment ça, hors de question ? Ce n'est pas une vie, d'éviter les gens de ton âge comme la peste.

— Je vis très bien sans assister à cette fête.

— Tu n'essaies même pas ! se désola-t-elle en montant d'un ton. Les années passent et tu ne te mélanges à personne. Comment veux-tu t'intégrer sans daigner nous accorder ta présence ?

— Personne ne veut me voir à cette fête à part toi, maman.

— Tu crois que ça me fait plaisir de voir ma fille aussi isolée ? Est-ce que tu peux être heureuse comme ça ?

Le toucher du Temps | TOME 1 : les secrets de l'horlogerWhere stories live. Discover now