Chapitre 15 - Si c'était à refaire... // 1

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La lumière de mon écran me fait mal aux yeux. J'ai tellement pleuré que je me demande s'ils perdront un jour leur aspect rougi et boursoufflé. J'ai mal. Tellement mal que cette douleur balaie tout sur son passage. J'aimerais que mon esprit soit vide, aussi vide que mon corps abandonné de ses forces. Mais mes pensées refusent de s'apaiser. Elles sont comme un tourbillon incontrôlable qui me ramène encore et encore vers cette scène d'horreur. Je revois Eric, son regard noir, sa fureur dirigée, pour la première fois, contre moi. Je suis glacée, tétanisée. Ses mots sont comme des lames de rasoir.

— Mon chauffeur t'attendra devant, je veux que tu aies quitté les lieux dans vingt minutes.

Je me rappelle chaque syllabe. J'entends encore le son de sa voix grave. Ce souvenir est comme marqué au fer rouge dans ma mémoire. La suite, par contre, est nébuleuse. Je suis dans la cuisine, puis dans la chambre. Je prends mes affaires laissées çà et là, comme une automate. Mon cerveau refuse de fonctionner, je pleure tellement que ma vue est brouillée. Je ne sais pas s'il s'est passé une minute ou une heure mais le chauffeur est là. J'entends le bruit du moteur dehors. Je ne peux pas me résoudre à passer le pas de la porte.

— JE NE SUIS PAS UN MALADE PSYCHIATRIQUE !

Je pleure. Dans la voiture, dans le jet et dans le taxi qui me ramène chez moi. Je pleure dans mon lit, recroquevillée en boule. Je pleure encore le jour suivant et le matin avant d'aller travailler. J'ai l'impression d'avoir laissé une partie de moi dans ce chalet, auprès d'Eric. Penser à lui est une torture. Ma peine est si forte qu'elle modifie ma perception du temps. Il semble s'étirer à l'infini. Chaque heure est interminable, une journée me parait durer une semaine.

— Sophia...

Je n'ai plus goût à rien. Je me nourris exclusivement de thé froid et sucré. La douleur et la faiblesse que je ressens sont les bienvenues, cela dit, et je n'ai plus la force de me battre pour quoi que ce soit. À l'hôpital, j'agis comme un robot. Tout me semble être une tâche insurmontable : voir un patient, regarder un bilan, lire une échelle, taper un compte-rendu... Je reste tard le soir pour finir ce que je n'ai pas le temps de faire dans la journée. Je suis prête à tout plutôt que rentrer chez moi et me retrouver seule. Seule avec moi-même, face à mes doutes et mes angoisses.

Et si c'était à refaire ?

— Sophia !

Et si c'était à refaire, pourrais-je fermer les yeux sur la souffrance d'Eric ? Pourrais-je ignorer sa détresse, le laisser seul avec ses démons intérieurs ? M'accrocher à la façade qu'il offre au reste du monde, le laisser veiller sur moi et me protéger, sans pouvoir lui offrir la même chose en retour ?

— Sophia !!!

La voix de Paul me parvient avec force et me fait sursauter. Je quitte mon écran des yeux et reporte mon attention sur mon co-interne, à l'autre bout du bureau.

— Enfin ! s'exclame-t-il. C'est la troisième fois que je t'appelle ! Tu étais encore perdue dans tes pensées...

Je ne réponds rien car il n'y a rien à ajouter. Paul est au courant de ma rupture avec Eric. Il me voit dépérir de jour en jour, sans pouvoir rien y faire. Il m'aide de son mieux en gérant les entrées dans le service. Avec Louise et Francesca, ils ont repris toutes mes gardes pour que je puisse souffler. Ils voulaient que je m'arrête, mais j'ai refusé. Je leur suis reconnaissante de ce qu'ils font pour moi. J'aimerais les remercier encore mais je me sens si faible, déconnectée de mon corps et de mon esprit, que je n'ai pas la force d'entreprendre quoi que ce soit.

— Quand est-ce que tu as mangé pour la dernière fois ?

Paul est inquiet. Il m'a vu maigrir et a noté depuis longtemps les valises qui se sont creusées sous mes yeux.

— Hier... Ou avant-hier ?

Je me rappelle m'être forcé à me faire une omelette dont je n'ai pris que deux ou trois bouchées. Était-ce la veille ou l'avant-veille ? Les jours se ressemblent tous et je perds la notion du temps.

— Sophia, soupire Paul, ça va faire dix jours...

Dix jours, déjà... Et ma peine ne s'atténue en rien. Je sens déjà les larmes me monter aux yeux. Je me demande comment je peux encore pleurer. Je prends une gorgée de thé froid sur mon bureau. J'ai la gorge serrée. Je dois me mordre la lèvre pour ne pas craquer.

— Tu devrais poser la dernière semaine d'avril, continue Paul. Tu n'as quasiment pas pris de congés ces derniers mois. Tu en as vraiment besoin.

Je sais que mon ami a raison. À la fin du mois, nous quittons l'hôpital et changeons de terrain de stage. C'est le lot des internes de partir tous les six mois. Je sais que si je prends une semaine de vacances, David ne s'y opposera pas. Il ne me parle pratiquement plus, d'ailleurs. Il évite au maximum notre bureau et je ne crois pas qu'il ait remarqué mon mal-être. Tant mieux, car je n'aurais pas eu la force de me battre contre lui, en plus du reste.

Je hoche la tête et reporte mon attention sur mon écran. Je me demande comment j'ai pu perdre pied à ce point. À quel moment avais-je laissé Eric prendre une telle place dans ma vie ? Cette histoire, si compliquée, avec un homme complexe, sombre et torturé, n'avait jamais été ce à quoi j'aspirais en premier lieu. Comme toutes les femmes, je suppose que j'attendais de vivre une romance de conte de fées, où tout est facile et évident. Comme avec Liam. Pourquoi, alors, n'avais-je jamais réussi à m'abandonner dans ma relation avec lui ? 

Probablement parce que la vraie vie n'est pas comme dans les films. En pensant vouloir cette existence, je m'étais précipitée dans les bras d'un homme simple et sans problème, malgré ce que me dictait mon intuition. Je savais, à présent, qu'il ne faut jamais ignorer son instinct. Cet instinct si fort qui m'avait poussé vers Eric, malgré des débuts chaotiques. Il m'avait conduit à persévérer, à me laisser emporter dans cette relation intense avec un homme chez qui j'avais toujours deviné un côté sombre. Et ce, quitte à me retrouver balayée par la force de mes sentiments. À trop jouer avec le feu, on finit par se brûler... Mais avais-je vraiment le choix ? Contrairement à Liam, Eric m'avait choisi pour ce que j'étais. Une femme libre, déterminée, passionnée. Une femme médecin, au service des autres. Si j'avais renoncé à ces valeurs, notre histoire aurait-elle pu perdurer ? Si j'avais, une fois de plus, ignoré mon instinct ? Si je m'étais tue et n'avais pas poussé Eric dans ses retranchements...

Si c'était à refaire, referais-je le même choix ? 

Ces questions tournent en boucle dans ma tête toute la journée, toute la soirée et toute la semaine. J'agis machinalement, sans réfléchir, comme mes neurones refusent de penser à autre chose qu'à Eric et à notre histoire. Je revois son regard sur moi, tantôt doux, amusé ou animé par le désir et tantôt dur, sombre et plein de colère.

Je finis la semaine laborieusement. Paul avait raison de me pousser à prendre quelques jours de congés, car je me sens épuisée en me garant en bas de mon immeuble vendredi soir. Mon estomac se tord dans tous les sens. Aujourd'hui encore, je n'ai bu qu'une infusion et mangé qu'un kiwi à l'internat. J'ai appris à ignorer la faim. Je sais que chez moi, tout ce qui m'attend est un frigo vide et une montagne de courrier que je dois ouvrir. Mais je n'ai pas la force de m'occuper de tout ça. Je songe seulement à me rouler en boule sous ma couette et à attendre le lendemain, puis le jour suivant et ainsi de suite.

J'ouvre la porte de l'immeuble et monte les marches jusqu'à mon palier. Il n'y a pas d'ascenseur dans notre bâtiment. À chaque fois que je franchis un étage, j'entends des éclats de voix derrière les portes, des musiques ou le son neutre de la télévision. Je sens aussi des odeurs de viande ou de riz et mon estomac proteste en se contractant. Quand j'arrive enfin au cinquième étage, je suis à bout de souffle, épuisée par cet effort physique. Mais sur mon palier, je ne suis pas seule. Eric est là, assis sur la prochaine volée de marches. 

À toi, corps et âmeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant