Chapitre 26 - Face au psychopathe // 1

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Au claquement de la porte, je m'effondre. Je n'arrive pas à contenir les sanglots qui me secouent entièrement. Je ne veux pas, je ne peux pas réaliser ce qui vient de m'arriver. Je suis seule. C'est un cauchemar. Le silence m'envahit, m'oppresse. Je m'effondre sur le sol glacé. Mes cheveux se collent à mes larmes. Je pleure sans pouvoir m'arrêter. J'ai du mal à récupérer ma respiration. Eric va revenir. Il m'aime. C'est un homme droit et respectueux. Il va revenir.

J'ai la nausée. Un haut-le-cœur me submerge. Je me lève et vomis dans l'évier. J'ai les jambes tremblantes et le visage trempé de larmes. Je me rince la bouche mais la nausée ne me quitte pas.

Eric m'aime. Je sais qu'il m'aime et par tous les saints, je sais qu'il ne va pas abandonner son enfant. Je m'accroche à cette idée de toutes mes forces, de toute mon âme. Mais les minutes passent comme au ralenti et il ne revient pas. Je continue d'espérer jusque tard dans la nuit et finis par m'endormir sur le canapé. En ouvrant les yeux le lendemain, j'espère encore, mais je n'ai pas de messages. 

Quand arrive le lundi matin, je songe un moment à ne pas aller travailler, mais la perspective de rester enfermée dans mon appartement à ruminer m'est insupportable. Alors, comme un robot en pilote automatique, je me lève, me déshabille et me glisse sous le jet d'eau. Mon cerveau ne peut penser qu'à une chose. Je suis enceinte et je suis seule. Mais Eric va revenir. Il le faut. Il le faut absolument. Sinon, que va-t-il advenir de moi ? De... nous. Cette pensée me terrorise, me glace. Je m'habille sans entrain et pars travailler. Comme s'il s'agissait d'une journée ordinaire. Comme si tout dans ma vie ne venait pas de voler en éclats...

À l'hôpital, je ne peux quitter mon téléphone des yeux. Je sais qu'il va sonner, qu'Eric va revenir vers moi et se confondre en excuses. J'en suis persuadée. Je n'ai que cette pensée à laquelle me raccrocher si je ne veux pas m'effondrer totalement. Pourtant, je n'ai aucun message, ni aucun appel. Cette routine infernale se répète le jour suivant, puis le jour d'après. Comme je ne peux empêcher le temps de continuer sa course, les heures insupportables se transforment en jours, puis en semaines. Et même si chaque minute est une épreuve, même si je ne peux pas renoncer à Eric, je dois avancer. Alors, je me plonge d'une façon effrénée dans mon travail. Cela m'évite de penser et de m'effondrer totalement.

Ce matin, j'ai un entretien avec Mme Renault, ma patiente bipolaire en pleine phase maniaque, actuellement en chambre d'isolement. Elle me montre une dizaine de pierres dans un livre et me décrit très précisément la signification de chacune d'elles.

— Je vous en prie, Docteur, quand me laisserez-vous sortir d'ici ? demande-t-elle dans un débit rapide que je peine à suivre. J'ai besoin d'air pur, de communier avec la nature, vous comprenez ?

— C'est encore un peu tôt, Mme Renault, dis-je en essayant d'ignorer sa tenue bariolée et sa coiffure excentrique. J'ai l'impression que vos pensées... enfin, qu'elles tournent encore très vite...

Je parcours du regard les murs noircis d'écrits et de schéma, de post-it et de feuilles collées dans tous les sens, sans aucune cohésion.

— C'est vrai, mais j'ai besoin d'aller dehors. J'aimerais tellement faire un câlin à un arbre... Vous n'allez quand même pas me refuser ça ?

Elle me supplie du regard. Je jette un œil à Sylvain, l'infirmier près de moi, qui hausse les épaules.

— Bon, très bien, lâché-je finalement. Vingt minutes. Et si ça vous déborde trop, on arrête.

— Oh ! Merci Docteur !

Elle fond sur moi et je l'empêche de justesse de m'enlacer.

— Non, pas de câlin.

Je quitte prestement la chambre d'isolement en retenant un soupir. Mme Renault reste toujours très accélérée et dispersée et les traitements sont peu efficaces sur son accès maniaque. Je sais que le temps aidera à apaiser les choses, mais je trouve peu d'évolution depuis son entrée dans le service. Au moins, mon patient dépressif, M. Girard, s'est considérablement amélioré avec quelques séances de sismothérapie et projette de quitter l'hôpital, ce qui me remet un peu de baume au cœur.

Mon investissement pour mon travail me sauve du vide qui règne dans mon appartement rempli de cartons. Je n'ai ni le cœur, ni la force de les défaire, donc je me contente de vivre avec les affaires qui ne sont pas emballées. Quand j'ai un moment de libre, j'avance sur ma thèse et cela m'évite de trop penser. J'ai d'ailleurs quasiment fini de la rédiger. À l'hôpital, Paul est le seul à qui j'ai parlé de ma grossesse. Il est d'un soutien sans faille avec Edouardo. Tous les deux sont devenus inséparables. Leur amour saute aux yeux... Pourtant, ils se contiennent devant moi. Edouardo me rend service en s'occupant du reste de la maison sans me consulter, puisque le déménagement n'est plus d'actualité. Quant à Paul, il me donne ses gardes, à ma demande.

— Tu es sûre, Sophia ? Dans ton état, tu ne devrais pas travailler autant...

— Si Paul, je t'assure, ça me fait du bien, lui dis-je au déjeuner.

Nous sommes déjà au milieu du mois d'août. Cela fait trois semaines que je n'ai plus de nouvelles d'Eric. Je sais qu'en travaillant autant j'essaie de remplir un vide, pourtant impossible à combler. Je repousse tous mes souvenirs et ignore le manque d'Eric, de son corps, de ses baisers. Eric m'aime. Il va revenir. Je me répète ces phrases en boucle, comme une litanie qui me tient en vie. J'y crois encore, malgré l'écran toujours noir de mon téléphone, malgré les jours qui passent inlassablement et me laissent plus affaiblie, plus triste et plus seule. 

Quand penser au futur devient inévitable, je me demande à quoi je peux bien prétendre. Un avenir dans lequel je serais une mère célibataire... Et que pourrais-je répondre à ma fille quand elle demandera après son père ? Eric voudra-t-il seulement rencontrer son enfant ? Toutes ces pensées sont trop douloureuses pour moi. Je préfère les occulter en me vouant corps et âme à mon travail et cela fonctionne plutôt bien. De retour dans mon service à l'unité 2, je franchis à peine la porte du bureau soignant que Sylvain m'interpelle.

— Sophia, tu es là ! On a trouvé deux patients en train de faire des galipettes dans les buissons, tu pourras me prescrire des sérologies ?

Je n'ai pas le temps de répondre qu'une autre infirmière intervient.

— Et le labo a appelé, Mme Renault a un potassium très bas sur son bilan, tu pourras y jeter un œil ?

— Oh, et il faudrait sonder le patient de la 4, reprend Sylvain, il n'arrive plus à uriner.

— Stop !

Je lève les mains pour les interrompre et prends une grande inspiration.

— D'abord le potassium, dis-je à l'intention de mon infirmière, ensuite on s'occupe du sondage. Tu peux préparer le matériel, Sylvain ?

Ces petites tâches ont le mérite de me tenir occupée jusqu'au soir. Mais, dès que je me retrouve seule dans la chambre de garde de l'hôpital, je suis rattrapée par mon humeur morose. Il faut dire que la barquette de poisson froid et de brocolis devant moi n'est pas d'un grand réconfort... Je renonce à y toucher mais au moment où j'ouvre l'opercule de ma crème dessert, mon téléphone personnel se met à vibrer. Je le sors fébrilement de ma blouse. Mon cœur rate un battement en découvrant une vignette représentant le visage de Tristan, qui m'appelle depuis un réseau social. 

À toi, corps et âmeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant