II. Le pirate

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Pourse : nom féminin. Coquillage très rare et très prisé produisant un liquide impliqué dans la fabrication de l'alcool « eau de pourse ». Donne lieu à l'expression « Il ne faut pas vendre l'eau de la pourse avant qu'elle soit morte », signifiant qu'il ne faut pas considérer comme acquis un avantage ou un élément avant d'être sûr de pouvoir en disposer.

« Dans la taveeerne...au cœur de la forêêêt... »
    
La voix désaccordée de Rolland baignait dans l'ambiance chaleureuse de la pièce tandis que son luth cassé accompagnait les rires francs des clients. Il s'agissait d'une journée tout à fait banale : Solveig assurait les services réguliers, Illée préparait son fameux riz, Lara rigolait avec les habitués en faisant la vaisselle ; Leïo, plus discrète, esquissait le portrait de ceux qui le voulaient bien pour quelques pièces tandis que Sam se promenait entre les jambes des clients, manquant de faire tomber quelques personnes sur son passage. Penché au dessus d'une table, un groupe d'amis jouait au Chocolate Pong, un jeu de taverne des plus répandus. Il consistait traditionnellement à lancer une boulette de papier froissé dans des timbales de chocolat chaud vides, le but étant de marquer le plus de points possibles. Cependant, avec le temps, ce jeu s'était étendu à toutes les boissons existantes mais avait conservé son nom originel. Tout en travaillant, les filles regardaient ce petit groupe du coin de l'œil avec bienveillance. Ils leur rappelaient leurs fins de service tardives durant lesquelles elles aimaient se détendre en s'adonnant à ce jeu qui, soit dit en passant, était leur préféré. Rolland les accompagnait toujours en musique en discutant des évènements de la journée et des petits potins actuels.
    Toutes quatre furent soudain sorties de leurs rêveries lorsqu'un homme entra dans la pièce, attirant tous les regards sur lui. Dans l'embrasure de la porte, l'on ne pouvait distinguer que sa silhouette à contre-jour : il était grand, large d'épaules et perché sur de longes jambes. Après quelques secondes en suspens où le silence régnait en maître, ses bottes commencèrent à claquer sur le sol à mesure qu'il s'avançait vers le comptoir, dévoilant enfin toute son apparence. Ce visiteur semblait venir d'un autre temps – voire même d'un autre monde - tant il ne ressemblait en rien au commun des mortels. Coiffé d'une chevelure volumineuse retombant légèrement sur la partie droite de son visage qui se trouvait être fort meurtrie comme le témoignaient son bandeau sur l'œil et sa joue balafrée, il faisait trembloter de crainte Solveig, vers qui il semblait se diriger.
- Une eau de pourse, s'il vous plaît.
    La rouquine abandonna les timbales qu'elle était entrain d'essuyer pour servir cet homme étrange qui venait de s'installer au comptoir. Malgré ce côté sombre qu'il dégageait depuis son entrée dans la pièce, elle lui trouvait désormais un certain charme : il ne se situait qu'à quelques mètres d'elle et elle percevait dans son regard ce qu'elle ressentait être de la douceur. Drapé dans sa cape noire, il gardait en permanence une main dans sa poche, ce qui intriguait Leïo et Lara. Agglutinées ensemble à l'écart de cette scène, elles l'observaient depuis le début, ne pouvant s'empêcher de commérer.
- Mais qui c'est, lui ? lança la jeune elfe.
- Je ne sais pas, on ne l'a jamais vu.
- Il ne ressemble à personne d'ici, mais à personne d'ailleurs non plus.
- Il est très grand.
- Il fait peur, il semble venir d'une autre époque.
    Solveig lança un regard noir à ses deux amies, celui-ci signifiant : « Il est temps de se taire et de reprendre ses activités ». Elle avala sa salive, se racla un peu la gorge et attrapa son petit chiffon qu'elle avait laissé de côté pour finir d'essuyer les verres propres. Dans la taverne, les discussions et le brouhaha reprirent doucement leur cours.
- Je ne vous ai jamais vu ici, s'aventura-t-elle. D'où venez-vous ?
    Le mystérieux visiteur releva son œil vers elle, le deuxième étant dissimulé derrière son cache-œil.
- Permettez-moi d'abord de me présenter. Je me nomme Alby, et je viens d'une contrée lointaine dont vous ne soupçonnez pas l'existence...
    Alby saisit son verre d'eau de pourse et en but une gorgée avant de poursuivre.
- Je sais bien que mon apparence peut sembler déroutante, mais je ne suis pas un truand.
    Il lança un regard à Leïo et Lara qui détournèrent immédiatement le leur.
- Je suis capitaine corsaire depuis de nombreuses années et me voici ici aujourd'hui car je n'ai plus le sou. Comme tout un chacun le sait, la chasse à la pourse rapporte beaucoup lorsqu'elle est fructueuse, alors j'ai décidé de tenter ma chance. Je n'ai point d'autre solution.
    Solveig afficha soudain un franc sourire accompagné d'un regard plein d'admiration. Ce capitaine lui rappelait ses aventures passées, lorsque son navire était encore de ce monde. Cette ancienne vie avait, certes, été éreintante, mais elle ne pouvait s'empêcher d'y être attachée de tout son être.
- Je fus moi aussi pirate ! s'élança-t-elle, des étoiles plein les yeux. Quelles mers avez-vous traversées ? Quelles batailles avez-vous menées ?
    Alby sembla soudain dans l'embarras. Une goutte de sueur perla sur son front.
- Eh bien...
- IL EST BON, MON RIZ ?
    Il n'eut point le temps de répondre : la voix stridente d'Illée venait de résonner dans toute la pièce. Trois bols de riz dans chaque main, la jeune gobeline sortit en trombe de la cuisine, guettant chaque client. Au moment où Alby tourna la tête et posa un regard intrigué sur elle, Illée en fit de même, et le courant électrique qui la parcourut lui fit perdre tout équilibre.
- Ah !
    Lara venait de lâcher un cri en voyant les mains d'Illée défaillir. Dans un bruit fracassant, les six bols de riz vinrent s'écraser contre le sol, faisant sursauter l'ensemble des occupants de l'auberge.
- Criss-mârde !
    L'injure était sortie sans retenue de la bouche de l'ancienne aventurière.
- Ce n'est rien ! se corrigea-t-elle. Je vais tout nettoyer !
    Illée n'avait pas bougé. Elle se tenait toujours débout, fixant inlassablement ce mystérieux visiteur. Malgré son teint de peau verdâtre, l'on pouvait distinguer deux zones rougies au niveau de ses joues, et le sourire qu'elle affichait ne laissait aucune place au doute : elle avait eu un coup de foudre. L'apparence quelques peu rustre du pirate ne l'avait pas rebutée, bien au contraire : elle avait immédiatement su voir en lui toute sa bonté et sa sincérité.
- Allons, laissez-moi vous apporter mon aide, proposa le corsaire en se baissant, relevant un œil gêné vers la gobeline.
    Accompagné de Lara, Alby commença à s'affairer à la tâche et, pour la première fois depuis sa venue, il sortit sa main de sa poche. Ce fut une surprise générale : la main qu'il cachait se révélât en fait être un pied. Autour de lui, les regards se firent soudain insistants, puis fuyants. Il avait l'habitude de ce genre de situation. Il ferma son œil un instant puis se redressa et releva légèrement le menton.
- Oui, vous avez bien vu, déclara-t-il avec assurance. Mon bras droit est en réalité une jambe.
    Tous les regards étaient rivés sur lui. La plupart d'entre eux étaient interrogateurs, scrutateurs ou encore effarés, mais celui d'Illée n'avait pas changé. Il était empli d'amour.
- Il s'agit d'une malformation, poursuivit-il. Je sais que cela peut paraître effrayant, mais cette anomalie n'est ni d'une malédiction, ni le résultat de quelconque sorcellerie.
    Les croyances locales pouvaient en effet se montrer parfois austères, et il le savait très bien. Son discours avait cependant semblé rassurer la plupart des clients qui continuaient toutefois de le regarder avec questionnement. Certains chuchotaient entre eux tandis que d'autres s'écartèrent et rejoignirent leurs tables pour poursuivre leurs bavardages. Parmi l'attroupement de curieux, Illée se fraya un chemin et arriva devant Alby, le sourire aux lèvres. Tout en posant une main sur son bras-jambe, elle fit passer une mèche de cheveux derrière son oreille de gobeline et se risqua à prendre la parole.
- Je vous trouve tout à fait élégant, et ce malgré vos meurtrissures. Sachez que vous serez toujours le bienvenu à La Taverne.
    Le corsaire décrocha un sourire tendre.
- Je vous remercie, jeune demoiselle.
    Il marqua un silence.
- Nous n'avons pas encore été présentés : je me nomme Alby, Alby Tgeanth.
- Et moi Illée, Illée Bonmonri.
    L'ancien capitaine sourit puis détourna le regard et se saisit de son verre pour le finir d'un trait.
- Vous m'excuserez, mais je dois m'en aller ; j'ai du pain sur la planche. Nous pourrons peut-être faire plus ample connaissance plus tard...
    Il lança deux pièces sur le comptoir et se retourna vers les quatre filles.
- J'ai été ravi de faire votre connaissance ! Je reviendrai avec plaisir. Sur ce, mesdemoiselles...
    Tout en rangeant son bras-jambe dans sa poche, il se dirigea vers la sortie dans un mouvement de cape des plus élégants et adressa un dernier regard à Illée, le pouce levé en l'air en signe d'au-revoir.
    A peine avait-il franchi le seuil de la porte que la jeune gobeline s'était jetée à terre.
- Ah ! Il est trop beau ! Je... Je...
- Respire, respire, rigola Solveig.
- C'est vrai qu'il a l'air gentil, poursuivit Lara.
- C'est juste un pirate borgne, grogna Rolland.
- Et il a l'air d'être du genre chiant au lit, trancha Leïo.
    Illée ignora les commentaires du barde et de l'elfe, trop occupée à planer sur son petit nuage. Le sourire jusqu'aux oreilles et les yeux dans le vague, elle déambulait entre les tables de la taverne, s'appliquant à demander à chaque personne qui se trouvait être entrain de manger : « Il est bon, mon riz ? ».

La TaverneWhere stories live. Discover now