V. Le professeur

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« Dans la taveeerne...au cœur de la forêêêt... »
    
Il s'agissait une fois de plus d'une journée tout à fait banale. La Taverne n'était ni pleine, ni vide ; Rolland chantait à tue-tête sa chanson fétiche et Illée distribuait son riz avec le plus grand des soins. Patalo et Picolo étaient bien évidemment présents, comme à leur habitude.
- Votre petite envolée lyrique d'hier était magnifique ! leur lança Solveig en leur apportant deux eaux de pourse.
- Je te remercie ! Il faut bien avouer que ça nous aide bien, sourit Picolo en désignant les deux verres d'alcool.
    Sur son tabouret, Rolland semblait toujours d'humeur boudeuse. Il n'avait pas digéré le fait que l'on lui vole la vedette.
    De son côté, Leïo observait les deux jumeaux, armée de son bâtonnet de charbon et d'une feuille de papier jaunie. Elle esquissait leur portrait pour immortaliser leur présence.
    Tandis que Lara se vantait encore de sa balafre au visage en arborant un large sourire en coin, un homme entra dans la pièce, attirant tous les regards sur lui. Dans l'embrasure de la porte, l'on ne pouvait distinguer que sa silhouette à contre-jour : il était grand, large d'épaules et perché sur de longes jambes.
- Attendez, on n'a pas déjà vécu ça ? interpella Solveig.
- Qui c'est ? Qui c'est ? piailla Illée. C'EST ALBY QUI REVIENT ?
    Après quelques secondes en suspens où le silence régnait en maître, ses bottes commencèrent à claquer sur le sol à mesure qu'il s'avançait vers le comptoir, dévoilant enfin toute son apparence.
- Bonjour mesdemoiselles, sourit le visiteur. Je prendrai une eau de pourse et un bol de riz, s'il vous plaît.
    Il ne s'agissait visiblement pas d'Alby, ne serait-ce que par le fait qu'il possédait bel et bien deux mains, et non pas un pied à la place de l'une d'entre elles.
    Il tourna la tête pour chercher du regard une table libre et en pointa une du bout du doigt.
- Je serai là bas.
    Alors qu'il s'éloignait du bar pour rejoindre sa place, les filles se retournèrent toutes simultanément les unes vers les autres.
- Oh mon Dieu, qu'est-ce qu'il est beau ! s'exclama Solveig en chuchotant.
- C'est vrai qu'il est très très beau, rigola Lara.
- Oui mais c'est pas Alby... souffla Illée.
    Leïo ne dit rien, admirant seulement le visiteur avec des étoiles plein les yeux.
    L'homme qui était entré – et qui semblait d'âge mûr - était en effet des plus charismatiques : grand, il portait une barbe de bûcheron et possédait un sourire envoûtant. Ses vêtements semblaient entièrement de lin faits.
- Faut qu'on en sache plus sur lui ! s'excita Solveig.
- Oh ouais, j'adore les enquêtes ! sourit Leïo qui, pour une fois, faisait preuve d'enthousiasme.
    Rolland avait observé toute cette scène en silence. Bien que l'alcool brouillait ses sens et son discernement, il avait écouté avec attention la conversation des filles et avait scruté les faits et gestes du nouveau venu.
- Excusez-moi d'gâcher vos p'tits commérages, intervint-il, mais moi j'le sens pas c'bonhomme...
    Lara se retourna vers lui, les sourcils froncés.
- Pourquoi tu dis ça ?
- Eh beeen... réfléchit-il à haute-voix en agitant son verre d'alcool, j'pense qu'il cache bien son jeu, si tu vois c'que j'veux dire. Il joue au mec parfait, il sait qu'il est beau...
    Il tapota son nez de son index en faisant mine de sentir quelque chose.
- Ça pue tout ça, conclut-il.
- Arrête d'être parano, lui répondit sèchement Leïo.
    Face au regard surpris et attristé qu'avait subitement affiché Rolland, Leïo se rendit compte qu'elle avait probablement manqué de délicatesse.
- Enfin, je veux dire... tenta-t-elle de se rattraper d'un air gêné, tu t'imagines des choses. Ou alors tu es juste jaloux car il est beau et plus jeune que toi.
    La taquinerie dont elle avait fait preuve pour détendre l'atmosphère avait piqué Rolland. La jeune elfe était décidément maladroite, elle le comprit en voyant le visage de son ami se renfermer.
    Qui aime bien, châtie bien, pensa-t-elle alors pour se donner bonne conscience.

    Pendant ce temps, Solveig était allée servir le fameux client, ne perdant pas de temps avec ces bavardages. Elle revenait désormais près du comptoir.
- J'ai son nom ! cria-t-elle discrètement à ses amies.
- Ah oui ? Dis-nous ! s'impatienta Leïo.
- Il s'appelle M. Füss-Lynn, et je pense qu'il est professeur. Quand je suis arrivée à sa table, il venait de sortir un tas de feuilles qui semblaient être des devoirs d'élèves ainsi qu'un emploi du temps scolaire que je suppose être le sien ; c'est là que j'ai vu son nom.
- Oh, intéressant... chuchota l'ancienne aventurière.
- J'ai encore plus intéressant ! reprit la rouquine. Notre boule de poils, Sam, est venue se frotter à ses jambes et il l'a prise sur ses genoux. Ça m'a l'air d'être un ami des animaux, sourit-elle en regardant Leïo du coin de l'œil.
- Ok, je l'aime déjà, rigola cette dernière. C'est mon point faible, je l'avoue.
- Ça te dirait pas de le dessiner ? intervint Lara. C'est la première fois qu'on le voit, si ça se trouve il est juste de passage. Ce serait bien de garder une trace de sa tête.
- Ouh là, ça sonne bizarre dit comme ça ! lança Illée en passant à la volée.
- T'as raison, sourit Leïo. Écoute Lara, j'ai une idée : va t'asseoir à la table à côté de la sienne et je vais faire comme si je te dessinais toi, comme ça ça aura pas l'air suspect.
- Ok ! s'exclaffa Lara.

    Solveig rigolait en voyant ses deux collègues exécuter leur petit plan. Leïo faisait mine de dessiner son amie qui était morte de rire, le tout à côté de M. Füss-Lynn qui paraissait très concentré sur son travail.
    S'il s'en aperçoit, elles sont cuites, se souffla-t-elle à elle-même.
    Alors qu'elle lançait régulièrement des regards dans sa direction – l'ancienne pirate semblait bien avoir le béguin pour ce professeur -, Rolland le scrutait avec méfiance. Ses collègues ne semblaient pas remarquer tous ces petits détails qui, pourtant, auraient dû les alerter : des signes de colère lorsque sa plume bavait, un « criss-mârde ! » lâché à la vue de sa chaise bancale, et il lui semblait même l'avoir entendu marmonner quelque chose d'étrange comme « where's my nasty baby girl... ».
    De derrière le comptoir, Solveig fit un petit signe de la main au barbu qui avait croisé son regard par hasard. C'en fut trop pour le barde.
- Arrête, maugréa-t-il.
- De quoi ? l'interrogea Solveig.
- Arrête avec le prof, c'est pas un type bien.
- Tu rigoles, j'espère ? se vexa-t-elle. T'as pas à me dire ce que je dois faire, Rolland, je suis assez grande.
    Elle tourna de nouveau son regard vers le visiteur.
- Je t'ai entendu dire aux filles que tu le sentais pas, reprit-elle. C'est pas mon avis.
    Rolland serra les dents puis donna un coup sur son tabouret.
- J'dis pas ça pour te faire chier, Solveig !
    La rouquine écarquilla les yeux. Bien que Rolland était un pochtron fort rustre, il ne haussait jamais le ton ni sur elle, ni sur les autres filles. Ses insultes et ses râleries étaient toujours dirigées dans le vide ou après son luth et son tabouret.
- Vraiment... Je... se calma-t-il.
    Son emportement semblait l'avoir fatigué autant qu'un sprint.
- Je veux pas que tu tombes sur n'importe qui, se rattrapa-t-il. Je te dirais pas ça si je ressentais pas ce que je ressens-là en le voyant, se justifia-t-il en tapotant sur son cœur.
    Solveig baissa les yeux et déglutit. Elle ne l'avait jamais vu dans cet état-là. Il avait presque perdu son accent campagnard.
- D'accord... D'accord, se ravisa-t-elle en redressant la tête. Je vais te faire confiance, mais ne me crie plus jamais dessus comme ça.
- Je suis désolé, chuchota-t-il.
- Eh ! Regardez, regardez ! s'écrièrent Lara et Leïo qui avaient l'air de deux adolescentes.
    Solveig leur sourit sincèrement, comme pour oublier cette altercation. Leïo déposa son dessin sur le comptoir en affichant volontairement un air des plus fiers. L'ancienne pirate rigola et glissa la feuille sous la planche du bar.
- Oh non mais jypep... Je le cache parce que s'il tombe dessus, on va avoir l'air très bizarre par contre, s'esclaffa-t-elle discrètement.
    Par dessus les épaules de Tic et Tac qui lui faisaient face, elle aperçut Illée qui se dirigeait vers le professeur, un bol de riz à la main.
- IL EST BON MON... Oh...
    Alors que la petite gobeline tendait son bol au client, ce dernier venait de retirer son haut, emportant au passage avec lui sa tunique en lin, dévoilant alors son torse.
- Oh, excusez-moi mademoiselle, sourit-il d'un air faussement gêné. Oui, votre riz est très bon, si c'est bien cela que vous vous apprêtiez à me demander !
    Tandis qu'Illée secouait la tête pour chasser son rougissement, M. Füss-Lynn rebaissa son vêtement et jeta un regard rapide dans toute la salle, cherchant si d'autres demoiselles avaient pu admirer ses muscles.
- Écoutez les filles, je pense que Rolland a raison, déclara Solveig.
    Le barde leva des yeux surpris vers la rouquine.
- Comment ça ? l'interrogea Leïo.
- Il a pas l'air très net, le type. Je l'ai vu dire des trucs bizarres tout seul tout à l'heure, se mit-elle à mentir, et... Et puis bref. Juste, je pense que l'intuition de Rolland est bonne.
    Lara et Leïo échangèrent un regard interrogateur, surprises par le retournement de veste de leur amie.
    Rolland, lui, sourit à Solveig en la remerciant d'un hochement de tête.

    Solveig, de son côté, se perdit dans ses pensées pendant un instant. Sa tête ne croyait pas son ami le barde, mais son cœur, si. Rolland parlait toujours d'un air pastoral, elle n'avait jamais su si cela venait d'une origine paysanne ou tout simplement de l'alcool. Il avait cependant perdu cette patte vocale lors de leur petite prise de bec, au même titre que son sang-froid, d'ailleurs. Mais un autre élément l'avait interpelée, bien plus que tout le reste : son inquiétude. Rolland ne faisait jamais preuve d'inquiétude, tout comme il ne faisait jamais preuve de sérieux. Simplement pour cela elle lui avait fait confiance les yeux fermés. Elle ne s'expliquait pas cette soudaine implication de la part de son ami vis-à-vis du client ; peut-être le connaissait-il et n'avait-il pas souhaité en toucher un mot, ou peut-être avait-il en effet eu une simple intuition. Dans tous les cas, elle le croyait, et elle empêcherait ses amies de s'approcher de cet homme.
- Il est bon, mon riz ? demanda soudain Illée pour clôturer le chapitre.

La TaverneWhere stories live. Discover now