VII. Chocolate Pong

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« Dans la taveeerne...au cœur de la forêêêt... »
    
Illée fronça les sourcils et se prit la tête entre les mains.
- Rolland, tu peux baisser d'un ton s'il te plaît ?
    Le vieux barde leva des yeux incompris vers la petite gobeline.
- Ben alors, ma voix n'te plaît plus ? Et c'est à cette heure-ci que tu te lèves, toi ?
    Illée soupira.
- Je te rappelle ce qu'il s'est passé la semaine dernière ? Tout le monde a détesté ma cuisine et on a perdu les trois quarts de nos clients, dont Alby...
    Leïo dévisageait sa collègue. En effet, La Taverne demeurait quasi-déserte depuis ce fameux incident culinaire. En tant que patronne, elle vouait une colère immense envers sa cuisinière, mais son cœur d'amie avait de la peine pour elle. Depuis une semaine, Illée se levait tous les jours à midi, les cheveux en bataille et le moral dans le bol de riz. Tout cela ne lui ressemblait pas du tout.
    Je tiens pas à ce que tes petites expériences fassent couler mon bistrot ! l'avait-elle pourtant mise en garde.
    Il coule mon bistrot, il coule, pensait-elle désormais, le regard dans le vide.
- Et puis... reprit Illée toujours en pyjama, j'ai fait un drôle de rêve cette nuit, ça m'a épuisée.
- Ah oui ? Raconte-nous donc, lui lança Solveig depuis le comptoir, entrain de laver quelques verres.
- Eh bien...
    Illée grimpa difficilement sur un tabouret face au bar et se racla la gorge. Derrière elle, Lara aménageait une table pour jouer au Chocolate Pong, le jeu phare de La Taverne. Avec si peu de clients, elles allaient avoir tout le luxe de s'amuser.
- J'ai rêvé d'Alby ! Dans mon rêve, comme dans la vraie vie d'ailleurs, je ne faisais que de penser à lui, je n'arrivais même plus à me concentrer sur le riz, vous vous rendez compte ! Alors je suis partie à sa recherche. Au moment de m'en aller, Rolland m'a chanté une chanson, je m'en rappelle encore comme si c'était vraiment arrivé ! Il chantait : « ELLE S'EN ALLAAIIIT, LOIN DE LA FORÊÊÊT... RETROUVEEER, SON CAPITAINE ADOREEE... »
    Ses amis affichaient une mine souffrante, les yeux plissés et les sourcils froncés. Si Rolland chantait mal, alors Illée était capable de briser des verres d'eau de pourse.
- Enfin bref ! reprit la gobeline. Je suis partie à l'aventure, sauf que sur le chemin je n'ai mangé que des mûres et des framboises, alors vous vous doutez bien que j'ai commencé à avoir faim... Du coup, j'ai travaillé dans une auberge pour me faire quelques sous, sauf qu'elle était minable ! Le riz était de piètre qualité et l'eau de pourse remplacée par une contrefaçon, vous imaginez ?
    Oui, ils imaginaient bien au vu de l'implication dont elle faisait preuve en racontant son histoire.
- Et c'est pas tout ! Je me suis faite virer car j'ai demandé à un client « IL EST BON MON RIZ ? » Non mais oh ! Enfin bon, j'ai continué mon périple et j'ai fini par tomber sur un vieux monsieur édenté qui m'a indiqué le chemin, « tu maches, tu maches, tu maches » qu'il me disait !
    Tu mâches ? se demandèrent ses collègues.
- Alors c'est ce que j'ai fait : j'ai marché, j'ai marché, j'ai marché.
    Aaah ! « Tu marches » ! comprirent-ils tous simultanément.
- ET J'AI FINI PAR TROUVER ALBY ! Il était trop beau ! Il était perché sur un rocher, une épuisette rose à la main et un seau jaune au pied. Je me suis dit « Mon Dieu, mais qu'est-ce qu'il est beau quand il chasse les pourses ! » Alors moi je suis restée un moment au loin à l'observer, sauf que je me suis cassée la margoulette ! Oh là là, la honte, je vous dis pas ! Mais il est venu m'aider, il m'a donné sa cape ! Et... Et... Je lui ai dit que je l'aimais.
    Illée se cacha le visage derrière ses mains avant de reprendre ses esprits.
- Ah, je rougis ! Enfin bref, devinez quoi ? Il m'a proposé de faire un bout de chemin avec lui ! Alors là évidemment, moi j'ai dit oui ! J'ai même jeté du riz pour lui prouver que j'étais prête à tout pour lui !
- Eh bah, tu l'aimes vraiment ton pirate borgne ! s'exclama Rolland.
- BAH OUI BIEN SÛR QUE JE L'AIME ! Si seulement ce rêve pouvait être réel... On a passé des mois et des mois ensemble ! IL EST MÊME TOMBE AMOUREUX DE MOI ! C'était magique. Enfin bon, je continue ! Au bout d'un moment on est allé chasser des pourses ensemble. Moi, maligne comme je suis, je me suis dit que j'allais les attirer avec des grains de riz ! Pas folle la gobeline, eh ! Sauf que bon, au lieu d'attraper des pourses, j'ai attrapé un crabe ! Avec mon pied ! Je criais « MAIS IL VA ME LÂCHER CE CRABE ! MAIS IL VA ME LÂCHER ? » Oh là là, la douleur, je vous explique même pas ! Mais bon, après des heures et des heures d'efforts, on a fini par trouver une énorme grappe de pourses ! On les a toutes prises et on est allé se poser sur un rocher. Qu'est-ce qu'on était fier de notre prise ! Et là, vous êtes pas prêts mes petits grains de riz... On a commencé à manger du riz que j'avais justement préparé, et d'un coup Alby me pose une question trop bizarre. Il me demande : « Dis moi, tu sais quel goût ça a une pourse ? ». Alors moi je lui réponds : « Je sais pas, ça ne se mange pas. » Et là, l'horreur : ALBY S'ÉTAIT TRANSFORME EN POURSE ! Alors moi je l'ai pris dans mes mains ; c'est qu'il avait gardé sa balafre le petit Alby-pourse ! Et je me suis mise à pleurer, à pleurer ! Je lui ai dit : « Tu es stupide ! Mais je t'aime ! », et vous savez quoi ? J'ai mangé une pourse à mon tour ! AVEC LA COQUILLE ! Et là...
- Illée, l'interrompit Leïo, c'est très intéressant tout ça, mais à ce rythme-là, demain on y est encore ! Tu veux pas un peu raccourcir ?
    La petite gobeline ouvrit grand les yeux et fronça les sourcils.
- DIS-LE SI MON RÊVE TE CASSE LES PIEDS !
    Leïo soupira.
- Mais non, enfin ! Qu'est-ce que t'es susceptible !
    Illée croisa les bras et détourna le regard. Puisque son rêve n'intéressait pas ses amis, ils n'en connaîtraient pas la fin, tant pis pour eux ! Il n'y aura qu'elle qui saura ce qui est advenu d'Alby-pourse et d'Illée-pourse...
- Bon les filles, on joue ? sourit Lara. J'ai installé le Chocolate Pong.
- OUAIS ! s'écria Solveig.
- Eh, moi aussi j'peux jouer ? demanda Rolland d'une voix rauque.
- Bah enfin, bien sûr ! lui lança Leïo en rigolant. Ça te fera un peu lever de ton tabouret, comme ça !
- Ça te fera un peu lever de ton tabouret, comme ça ! répéta Rolland à mi-voix en faisant la grimace.

    Le groupe de cinq collègues s'était attroupé autour de la table et jouait dans une ambiance familiale. Illée avait fini par arrêter de bouder et, contre toute attente, Rolland tenait assez bien sur ses deux jambes.
    Finalement, un peu de calme, ça ne fait pas de mal, pensa Leïo.
    Depuis plusieurs mois, les filles n'avaient cessé de travailler d'arrache-pied. La Taverne connaissait un succès grandissant, et ce n'était pas de tout repos ! En fin de compte, cette baisse de fréquentation forcée était l'occasion de lever le pied et de se ressourcer.
- A ton tour de jouer, Solveig.
    Lara venait de marquer quatre beaux points d'affilée et menait la danse.
- Purée, c'est que tu te débrouilles vachement bien ! répliqua la rouquine.
- C'est mes années de pratique, ça ! Et puis j'ai l'œil pour viser avec tout le tir à l'arc que j'ai fait.
- Tes années de pratique ? T'as fait du Chocolate Pong de compétition ? sourit Solveig.
    Lara lâcha un rire.
- Non mais tu sais, quand t'es nomade tu passes ton temps à t'arrêter dans les auberges pour passer une nuit ou pour prendre un bon repas chaud, alors évidemment, j'ai eu plusieurs fois l'occasion d'y jouer.
    Solveig lança sa serviette froissée en direction des timbales vides et la vit tomber quelques centimètres plus loin, par terre.
- Ça fait sens, répondit-elle à son amie tout en soupirant face à son échec.
- A moi ! A moi ! s'excita Rolland comme un enfant.
    Le vieux barde prit place derrière la table et plissa les yeux, comme pour mieux viser. Tandis qu'il s'apprêtait à lancer sa serviette, sa main tremblotait. Bien qu'il ne dépassait pas la soixantaine, jeunesse semblait aujourd'hui bien loin derrière lui.
- Tu aimerais repartir à l'aventure, un jour ? demanda Solveig.
    Lara se tourna vers sa collègue.
- Moi ? Oui, j'aimerais bien, mais pas tout de suite, par contre. Je me suis installée ici parce que j'avais envie de me reposer un peu, et qu'est-ce que ça fait du bien ! Ça faisait déjà plusieurs années que je vadrouillais à droite, à gauche, sans jamais me poser. Je commençais à être fatiguée. Mais je sais qu'un jour je reprendrai ma vie de nomade. Au fond, j'ai ça dans le sang, l'aventure.
    Leïo hochait la tête en souriant, les lèvres pincées. Elle se rappelait l'arrivée de Lara qui remontait à deux ans en arrière désormais. La Taverne avait vu le jour depuis quelques mois à peine et le travail à fournir était déjà important. Par chance, Lara, une de ses amies d'enfance, passait dans la région pour faire une petite escale. La jeune elfe lui proposa alors de bien vouloir lui prêter main forte en échange du gîte et du couvert. Ce qui devait être temporaire s'est finalement figé dans le temps pour le plus grand plaisir de l'une et de l'autre. Leïo avait trouvé une collègue et Lara un asile, et ce sans compter le bonheur de l'amitié recouvrée.
- Ah, ça me rappelle de bons souvenirs de parler de ça, reprit l'ancienne aventurière. J'en ai vu et vécu des choses avant d'atterrir ici !
    Tout en étant perdue dans ses remembrances, elle désigna la grande cicatrice qui parcourait son visage.
- Vous voyez cette cicatrice ?
- On sait comment elle t'es arrivée, tu nous l'as déjà raconté plein de fois ! la coupa Solveig en riant.
- J'ai marqué ! J'ai marqué ! Vous avez vu ça ? intervint soudainement Rolland.
    Les filles se retournèrent simultanément vers lui et le regardèrent dans le blanc des yeux.
- Vous avez pas vu, hein ?
    Le vieil homme affichait un air déçu.
- Oh désolée Roro, on discutait ! s'excusa Solveig. Mais bravo, je suis fière de toi !
- De tout façon, tout le monde s'en fiche de moi, maugréa-t-il dans sa barbe.
- Moh, bébou ! rigola l'ancienne pirate avant de le prendre dans ses bras pour le consoler. Mais non, personne s'en fiche de toi, t'es notre mascotte ! Regarde toutes les pièces que te donnent les clients !
    Tous les cinq tournèrent leur regard à côté du comptoir, vers le coin de Rolland. Deux vieilles pièces en cuivre – dont une cabossée – gisaient devant son tabouret.
- Oui, bon, il faut dire qu'on n'a pas beaucoup de monde ces jours-ci aussi... tenta de se rattraper la rouquine.
- AH ! ELLE MANGE MON RIZ !
    La voix stridente d'Illée provoqua un sursaut général. Sur le bar, Sam était entrain de lécher le bol d'Illée.
- VA-T-EN ! VA MANGER TES CROQUETTES !
    Sam lança un regard dédaigneux à la petite gobeline puis descendit du comptoir dans un mouvement gracieux, presque provocateur, avant d'entamer une toilette.
- Bah, tu devrais être flattée ! sourit Leïo. Normalement ça mange pas de riz les chats, ça veut dire que le tien est vraiment bon !
    Illée leva les sourcils et se tourna vers la chatte angora, un grand sourire aux lèvres.
- BAH ALORS ! IL EST BON, MON RIZ ?



NB : le rêve d'Illée fait directement référence aux fanfictions de La Taverne écrites par D. Raspiengeas : "Illée et Alby" et "La pourse des abysses", disponibles sur ce compte !

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