IX. Sam

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« Dans la taveeerne...au cœur de la forêêêt... »
    La mythique chanson de Rolland apparaissait étouffée aux oreilles des filles : elle provenait des toilettes et était entrecoupée de quelques bruits de pets mouillés. Oui, Rolland avait la diarrhée.
- Oh là là, c'est dégueulasse, se lamentait Leïo.
- Ben c'est pas sa faute ! s'offusqua soudain Illée. Je vais lui préparer du riz, ça va le colmater !
    De son côté, Solveig ne semblait que peu concernée par les évènements stercoraux du jour ; son esprit semblait plutôt se balader dans les souvenirs de la veille.
    C'était donc ça que tu cachais, Rolland...
    En écoutant le récit de sa vie, elle avait immédiatement fait le lien entre l'amant de Perdita et le professeur qui avait été le sujet de leur dispute quelques semaines auparavant : il s'agissait de la même personne. La rouquine ne le savait pas, mais si Rolland avait aujourd'hui la colique, ce n'était bien qu'à cause de tout cela.
    Ce jour-là, lorsque monsieur Füss-Lynn avait passé le pas de la porte de La Taverne, le vieux barde s'était retrouvé complètement tétanisé. Son cœur venait de se briser pour la seconde fois de sa vie. Bien qu'il s'était toujours répété qu'il tuerait ce professeur s'il le recroisait, il avait pourtant été incapable de réagir ainsi le jour venu. Dans un premier temps, parce que le choc de le revoir avait été immense, et dans un second temps, car il s'était soudainement vu d'un point de vue extérieur. Il n'avait jamais été très beau, ce professeur l'était d'ailleurs bien plus que lui, mais il ne ressemblait aujourd'hui plus à grand-chose. Il était maigre, très ridé et complètement négligé. Il s'était imaginé pendant une fraction de seconde se levant de son tabouret avec trois mouches tournant autour de sa tête et ses dents en moins faire face à l'homme qui lui avait volé sa femme des années auparavant, le tout avant de se prendre un deuxième coup de poing qui pourrait peut-être s'avérer fatal, cette fois-ci. Non, jamais il ne se serait laissé ridiculiser de la sorte une nouvelle fois.

    Mais voilà qu'aujourd'hui Rolland était malade comme une pourse. Il avait passé la nuit à se tourner et se retourner sur son petit tapis en ruminant tout son passé – car il dormait à même le sol près de son tabouret – et il était maintenant temps que tout cela sorte, littéralement.
    Alors que Lara commençait à s'inquiéter de ne pas le voir revenir, un fort bruit métallique retentit dans les toilettes et le vieux barde en sortit en titubant, le dos complètement voûté.
- Toilettes bouchées... lança-t-il simplement.
- Oh non, c'est pas vrai ! râla Leïo.
    La jeune elfe se dépêcha d'aller constater les dégâts et ressortit immédiatement de la petite pièce, le nez dans son coude.
- Criss'mârde que ça pue !
- Ah ben j'ai la chiasse, c'est normal... gémit Rolland.
    Lara s'approcha à son tour et fut instantanément prise de nausées. Tandis qu'Illée apportait son bol de riz à son ami, Solveig prit son courage à deux mains et pénétra dans l'antre nauséabonde et tenta de tirer la chasse, en vain.
- Leïo, va voir le système d'évacuation à l'arrière du bâtiment, ça doit coincer par là-bas, cria-t-elle.
    Mais cette dernière revint bredouille : tout semblait fonctionner correctement, à l'extérieur.
    Alors que l'agitation commençait à monter dans La Taverne, Sam grimpa sur le comptoir et se prit tout à coup de passion pour un objet qui traînait là : un dessin froissé abandonné par Leïo. Un premier coup de patte, puis un deuxième, et voilà que la petite boule de poils partit après cette proie improvisée qui se révéla fort amusante.
- Bon, souffla Solveig. Illée, viens par ici ! T'avais pas un bâton en forme de crochet pour ce genre d'incident, justement ?
    La petite gobeline se retourna vers elle.
- Mais si, c'est vrai ! Attends, laisse-moi faire !
    Illée arriva vers ses amies en trottinant et glissa sa main derrière la porte de la cuisine pour en retirer une fine et longue branche d'arbre.
- Ne me dis pas que tu gardais le bâton des toilettes dans la cuisine ? s'inquiéta tout-à-coup Leïo.
    La cuisinière fixa son amie puis détourna le regard.
- Bon ! On les débouche, ces toilettes, ou bien ? s'élança-t-elle pour dissiper le malaise.
    Après quelques secondes de silence, les quatre collègues se dirigèrent dans les cabinets, Illée ouvrant la marche. La gobeline prit son courage à deux mains et enfonça la baguette dans la cuvette recouverte de matière fécale tout en affichant une mine écœurée.
- C'est dégoûtant... se plaignit-elle.
    Leïo, Lara et Solveig restaient campées derrière elle, à l'affût de la moindre amélioration de la situation.
- Mais c'est pas vrai ! commença à s'impatienter Illée en agitant son bâton. ELLES VONT SE DÉBOUCHER, CES TOILETTES ? ELLES VONT SE DÉBOUCHER ?
    De son côté, Sam s'amusait toujours avec sa trouvaille du jour, courant entre les tables, derrière le comptoir et devant la porte des toilettes.
- Remue bien le bâton, conseilla Leïo. Et vas-y profond !
    Au même moment, un fort bruit de verrou retentit derrière les filles. Toutes quatre se retournèrent simultanément.
- Qui a fermé la porte ? paniqua Solveig.
- C'est moi, dit doucement Lara, c'était pour pas que l'odeur envahisse la salle. Mais j'ai pas fermé à clefs, par contre. Je sais pas ce que c'était ce bruit.
- Ça doit être Rolland qui nous fait une mauvaise blague, soupira la rouquine. Rouvre la porte s'il te plaît, ça commence vraiment à empester, en plus.
    Lara frotta son pied contre le bas de la porte, cherchant le verrou qui se situait à cet endroit-là.
- Ben, je comprends pas, s'étonna-t-elle, je trouve pas le loquet.
    La jeune femme prit sa tête dans sa main.
- Oh non, je viens de comprendre... Tout à l'heure, quand Rolland est sorti des toilettes, j'ai entendu un bruit de métal, comme quelque chose qui venait de se casser. Je crois qu'il a cassé la partie intérieure du loquet...
    L'ancienne pirate se rua sur la porte et baissa frénétiquement la poignée à plusieurs reprises avant de frapper un coup dedans.
- Non, non non non non non ! C'est pas possible, ça veut dire qu'on est enfermée ! s'énerva-t-elle.
- Mais comment ça a pu arriver ? intervint Illée. Rolland est sur son tabouret, à moitié dans le comas, et on n'a pas un seul client, aujourd'hui ! Qui a bien pu nous bloquer depuis l'extérieur ?
- Attendez... réfléchit Leïo à haute voix. Tout à l'heure, j'ai vu Sam jouer avec un truc par terre, je crois que c'est elle qui...
- Mais quelle connerie ce loquet en extérieur, aussi ! cria Solveig, interrompant son amie.
    En effet, les toilettes possédaient un loquet qui permettait de fermer et d'ouvrir la porte aussi bien depuis l'intérieur que depuis l'extérieur. Cette particularité avait vu le jour après qu'un client, complètement assommé par l'eau de pourse, se soit enfermé pour une énième fois dans cette pièce avant de s'endormir, ne se réveillant qu'au petit matin. Pour pallier à ce problème d'alcool malheureusement trop fréquent, Leïo avait eu l'idée d'installer un loquet pouvant se mouvoir des deux côtés de la porte et se situant au pied de celle-ci, afin de pouvoir l'ouvrir depuis l'extérieur en cas de problème. Cependant, qui disait pouvoir ouvrir depuis l'extérieur disait aussi pouvoir fermer depuis l'extérieur...
- On aurait jamais dû le placer en bas de la porte, soupira Solveig. Je sais que c'était pour une question de pratique, pour qu'on ait juste à shooter dedans en passant devant la porte pendant le service, mais c'est trop bancal comme système. La preuve aujourd'hui : c'est le chat qui nous a enfermées !
    La pirate tenta à nouveau d'ouvrir la porte, en vain.
- Et faut que ça arrive le seul jour où il n'y a aucun client ! pesta Illée.
- Rolland ! Rolland, viens nous ouvrir ! cria Leïo.
- Ça sert à rien, répondit la gobeline. Je vous l'ai dit : il est à moitié dans le comas. Je sais pas ce que c'est cette chiasse fulgurante, mais ça le met vraiment dans le mal ! Si ça se trouve, il a des vers.
- Illée, si tu pouvais nous épargner tous ces termes, dit sèchement Lara. Déjà que c'est pas facile de supporter cette odeur, si en plus tu nous dis des choses comme ça, je crois bien que je vais vomir.
    Solveig laissa échapper un petit rire avant de s'asseoir à même le sol.
- Qu'est-ce qui te fait rire ? demanda Leïo.
- C'est juste que ça me rappelle des souvenirs, tout ça, sourit-elle. Quand j'étais pirate, j'avais un petit ami, pirate lui aussi, qui avait le mal de mer. Le comble ! Du coup, il vomissait tout le temps. La plupart du temps, il se soulageait par dessus bord, mais quelques fois il allait se cacher dans la salle de toilette. C'est vrai, c'était la honte auprès des collègues d'être malade en mer pour un pirate...
    Illée, Leïo et Lara s'assirent à leur tour, écoutant le récit de leur amie qui ne parlait plus guère de son passé.
- Donc un jour, alors que je me promène sur le pont principal, j'entends des bruits bizarres qui viennent de la salle d'eau. Je toque et je demande : « Tout va bien ? ». Et là, j'entends une voix souffrante qui me dit « Lapin... ». Je comprends tout de suite que c'est mon petit copain : il m'appelait tout le temps comme ça ! Je rentre et je le vois malade comme une pourse, entrain de vomir dans un seau. Du coup je me dirige vers lui pour l'aider, sauf que vraiment, je peux pas. Voir le vomi comme ça, avec l'odeur en plus, ça me dégoûtait !
    La rouquine rigola.
- Alors bon, je prends quand même sur moi et je viens lui passer un linge humide sur le front, je lui donne un peu d'eau, etc. Je lui enlève son haut car il était souillé, et là je le vois qui commence à avoir des remontées gastriques. Panique totale : il va se vomir dessus et en plus je vais assister à ça ! Je me retourne, je prends vite le seau pour le rapprocher de sa figure, sauf que dans le mouvement, le vomi qui était dans le seau se renverse sur sa tête !
- Mais non ! s'écria Leïo.
    Solveig éclata de rire, et ses amies également.
- Je te jure, à chaque fois que j'y repense, ça me fait carrément pleurer de rire, sourit Solveig en essuyant quelques larmes de joie. Ah là là, parfois ça me manque, la mer.
    Depuis quelques temps, la pirate ne parlait plus vraiment de cette période de sa vie. Généralement, lorsqu'elle le faisait, elle se contentait d'évoquer les missions les plus signifiantes que son équipage avait vécues, histoires que ses collègues connaissaient désormais par cœur. La discrétion dont elle faisait preuve depuis peu ne cachait rien d'étrange ; simplement, cette vie pleine d'aventures et de stimulations commençait à lui manquer, et en parler la plongeait immédiatement dans une profonde nostalgie. Certes, ce fut pour elle un soulagement immense de rejoindre La Taverne, il y a de cela plus d'un an : en passant la porte de l'auberge, elle trouva enfin un lieu d'accueil calme et chaleureux, et il s'agissait là de tout ce dont elle avait besoin après toutes ces années tumultueuses passées en mer.
    Mais pourquoi tu as subitement arrêté la piraterie ? lui avait un jour demandé Leïo.
    Solveig s'était montrée évasive, le souvenir étant trop frais et douloureux. Mais à présent que le moment était propice à la conversation et que de l'eau avait coulé sous les ponts, elle se sentait prête à se confier sur la fin de sa grande aventure.
    L'ancienne pirate fit alors le récit de la chute de son équipage, lors de leur ultime quête. En ces temps-là, un navigateur faisait beaucoup parler de lui : Linebeck. Toute la population locale le vantait comme étant l'un des pirates les plus redoutables de la mer du Sud, mais ce n'était que balivernes. Tout ce que cet homme avait en commun avec ces rumeurs était sa personnalité avare et mesquine, mais Solveig et son équipage savaient bien qu'en terme de piraterie, il ne valait pas une pourse. Leur plan était alors très simple : s'attaquer à son bateau et le piller entièrement ; mais cette tâche qui devait s'avérer aisée les mena finalement à leur perte.
    Le jour où le groupe de pirates aperçut le bateau de Linebeck, il ne perdit pas une seconde : un boulet de canon, puis deux, et voilà le petit navire ennemi déstabilisé. Étant infirmière et cuisinière, Solveig n'avait pas participé à l'assaut, mais son petit ami, oui. Il lui avait raconté qu'en abordant l'embarcation, tous étaient restés cois : non seulement, il n'y avait personne à bord du bateau, mais en plus, celui-ci était vide ! Pas un trésor, pas une pièce d'or, pas une pourse ; rien. Linebeck était mauvais, oui, ils le savaient bien. Mais à ce point-là ?
    À peine s'apprêtaient-ils à partir qu'un jeune blondinet vêtu de vert sortit de nulle part.
    Ah ! Ah ! criait-il en les menaçant d'une épée.
    Tout à coup, Linebeck fit également son apparition. Le pirate était caché derrière un tonneau.
    P... Partez ! bégaya-t-il.
    Ahah ! Froussard ! se moqua un membre de l'équipage. Tu fais appel à un enfant pour te défendre, maintenant ?
    Mais l'enfant n'apprécia guère ce commentaire. Ni une ni deux, le petit blond fonça sur le pirate ennemi et planta son épée dans son abdomen. Après une seconde de silence où tout un chacun demeura figé, les collègues de Solveig prirent leurs jambes à leur cou et se redirigèrent vers leur navire au plus vite.
    Mettez les voiles ! Mettez les voiles ! avait hurlé le petit ami de la rouquine.
    L'équipage s'exécuta, abandonnant au passage un de leurs membres sur le bateau de Linebeck dans la précipitation. Mais alors qu'ils se croyaient sortis d'affaire, un bruit mécanique se fit entendre derrière eux. Tous se retournèrent lentement avant d'écarquiller les yeux. Le bateau de Linebeck venait de déployer un canon immense au centre du pont ! Ce vaurien en avait en fait dans le ventre.
    Avant qu'ils n'aient eu le temps de dire « pourse », un énorme boulet vint s'abattre sur leur vaisseau, les faisant couler, et leur honneur avec. Dans sa chute, l'équipage perdit trois membres en plus des deux ayant déjà péri à bord de l'embarcation de Linebeck.
- Et c'est ainsi que la grande piraterie mourut ! conclut Solveig.
- Et après ? demanda Lara.
- Après quoi ? lui répondit la pirate. Il n'y a pas eu d'après. Cette défaite nous a désolidarisés : on s'est tous disputé et on est parti chacun de notre côté, fauché jusqu'à l'os. De mon côté, cela m'a permis de réaliser que nos activités n'avaient rien de glorieux : on vidait juste les poches des plus faibles que nous. Ce dernier assaut nous aura bien servi de leçon. Enfin, pour eux, je ne sais pas. Mais pour moi, oui. La mer me manque beaucoup en ce moment, mais pour rien au monde je ne voudrais recommencer tout cela. Si je devais de nouveau me lancer à l'eau, ce serait pour faire couler les pirates comme nous, justement.
    Solveig sourit.
- Et je serais une corsaire, d'ailleurs, non plus une infirmière ou une cuisinière !
    Lara regardait son amie avec des étoiles pleins les yeux. Elle comprenait cette ferveur, elle la ressentait également au plus profond d'elle-même. Depuis quelques temps, l'aventure en terres inconnues lui manquait terriblement.
    Une voix se fit tout-à-coup entendre depuis la salle principale.
- Eh oh, les filles, vous êtes où ?
    Les quatre collègues échangèrent un regard plein d'espoir.
- ROLLAND ! ON EST BLOQUÉE DANS LES TOILETTES, VIENS NOUS OUVRIR ! hurla Illée.
    Un fracas résonna puis des bruits de pas approchèrent rapidement. Le loquet sauta et la porte s'ouvrir sur Rolland, en sueurs et essoufflé, avec des grains de riz collés partout sur le visage.
- Ben alors, qu'est-ce que vous foutez-là ? grommela-t-il en se frottant les yeux. Je m'endors une petite minute, et vous trouvez le moyen de vous enfermer là-dedans !
    Les filles pointèrent le doigt en direction du comptoir. Rolland se retourna et vit Sam, assise, entrain de se lécher la patte. La chatte angora arborait son habituel air de dédain.
- Alors ça, c'est la meilleure ! s'exclama le vieil homme. Mais par contre, qu'est-ce que ça pue ici ! Y en a une de vous qui s'est soulagée et qui a pas tiré la chasse, ou quoi ?
- Rolland... ! commença à bouillonner Solveig.
    Avant que tout ne dégénère, Illée se rua sur le barde et agrippa sa manche.
- IL ÉTAIT BON, MON RIZ ?

La TaverneWhere stories live. Discover now