Chapitre 2.2

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De prime abord, Célener a l'air simplette, rustique. Une guerrière toute en muscles avec une graine de crurrotte à la place du cerveau. Elle sourit beaucoup, rit et parle fort sans forcément réfléchir.

Une façade. Alors qu'elle réagit grassement à une blague de Waane, elle réarrange le bouquet de fleurs qui décore la table. Avec délicatesse, presque avec tendresse. Des gestes précis et gracieux. Et si j'en crois la manière dont elle couve les deux autres Héros du regard, son cœur est aussi doux que le miel.

Waane me laisse une impression plus mitigée : il transpire la désinvolture et l'arrogance. Au lieu de laisser Tatialine me présenter sa requête, il lui a coupé la parole et me baragouine la liste de ses « Hauts faits ». C'est étourdissant. Et cette manie qu'il a de toujours se mettre en avant ne fait que traduire un sacré manque de confiance en lui. C'est comme s'il avait peur d'être oublié s'il n'était pas sur le devant de la scène.

C'est insupportable !

— Au fait, réussit (enfin) à glisser Tatialine après que le tavernier a déposé d'énormes chopes devant nous. Est-ce que ça te dérange si je filme notre entretien à partir de maintenant ? Je ne voudrais pas te mettre mal à l'aise ni dans une mauvaise position vis-à-vis de la famille royale.

Quand je disais qu'elle était bienveillante... même si je ne sais pas vraiment ce que « filmer » veut dire.

Célener s'aperçoit de mon embarras et vient aussitôt à ma rescousse. Filmer, c'est le mot terremondien pour capt'imager, sauf qu'au contraire de nos paparamages, Tatialine se sert d'un objet et non de magie pour capter les images.

Intrigué, je lui donne mon accord. Elle sort de son sac une petite boîte qu'elle ouvre avec précaution avant de recueillir un papillon sur son index. Je me penche en avant : avec ses ailes entièrement noires et son corps marron, l'insecte ressemble à un de nos strékidus communs. À cela près qu'il est mécanique. Du bout des pattes jusqu'à celui des antennes, il est totalement articulé. Un travail soigneux, magnifique, de ceux qu'on ne voit presque jamais par ici !

Notre monde est magique. Nous n'avons jamais eu besoin de babioles de ce genre pour vivre. Par « nous », je veux dire les biens nés. Ceux qui ont soit de l'argent, soit des pouvoirs.

— J'imagine que sa ressemblance avec nos papillons n'est pas fortuite...

— Il est en tout point similaire aux bangus chanois, tente de m'impressionner Waane. C'est une sous-sorte de strékidus et...

Je contiens un soupir et lui offre un sourire forcé :

— Je sais, je connais la faune de Grenzadiel. Et je ne pense pas que Tatialine m'ait convié pour me faire un cours sur les lépidoptères. D'ailleurs, il vous reste trente-cinq minutes.

— Comment tu sais ça ? m'interroge Tatialine, admirative. Je me pose la question depuis tout à l'heure, tu as l'air de connaître l'heure exacte, mais tu n'as pas de montre et je ne vois aucune horloge ici !

— Je ne sais pas trop ce que tu veux que je montre, mais pour les horloges, les Elfes sont des pendules ambulantes, lâché-je après avoir bu une gorgée de bière.

— Paraît même qu'ils sonnent toutes les heures, complète Célener d'une voix si sérieuse que l'Humnain et la TerreMondienne sont pris d'un doute quant à la véracité de l'annonce.

Ils éclatent de rire ensemble, et je demeure un instant fasciné par leur complicité. Fasciné, et un peu envieux, je dois l'admettre. Ils me rappellent que j'ai rarement partagé ce genre de moment avec mes sœurs. Surtout avec la plus grande, je suis resté très proche de ma cadette.

La conversation dérive sur les capacités des différentes races peuplant Grenzadiel. Le mage étale sa science une fois de plus. Il raconte la manière dont sont utilisées les pierres précieuses imprégnées de magie dans la vie quotidienne et la grande finesse des Maîtres Joaillers Nains. Tatialine répond en évoquant la technologie de TerreMonde. Célener renchérit avec ses armes préférées.

Et moi ? Je m'ennuie comme un Frell mort.

Je me fiche éperdument de ce qu'ils racontent. Puis Tatialine frappe dans ses mains pour attirer mon attention, et la voilà qui parle de TerreMonde et de des académies de Héros.

Ce qui m'intéresse encore moins.

Je me contrefiche également de ce que Tatialine et sa Team font, de l'Académie qu'elles représentent, du nombre de membres, d'où ils viennent et de ce qu'ils comptent faire. Mon attention décroche définitivement lorsqu'elle caresse son médaillon orange strié de bleu en babillant à propos d'un « survival ».

Je camoufle un bâillement. D'accord, son voyage n'est pas banal, mais ça ne suffit pas.

Si seulement j'avais sur moi un de ces romans-feuilles dont je suis friand ! Ces histoires écrites par d'illustres inconnus du peuple et laissées à disposition dans toutes les boîtes à feuilles des rues les plus passantes ! Certaines ont plus de succès que d'autres et se voient multipliées par les mages. D'autres tombent dans l'oubli. Les meilleures d'entre elles sont repérées par les livretiers qui les font imprimer en livreliés, corriger et qui leur font une place de choix dans les livretteries.

Mère m'en achète souvent, mais je dois admettre que mon petit plaisir, c'est de déchiffrer les écritures hésitantes. C'est de voir les ratures. De lire les petites notes que les auteurs laissent au bas des vélins. De déambuler dans la rue, plongé dans des histoires abracadabrantes et reposer le livret pour d'autres quelques boîtes plus loin en prenant le risque de ne jamais connaître la fin.

De toute façon, la plupart n'ont jamais de fin : les écrivains se découragent, ou bien sont rattrapés par leur vie. Certains n'assument tout simplement pas ce qu'ils écrivent. Surtout quand leurs protagonistes ne sont autres que des personnes réelles !

Le nombre de romans-feuilles que j'ai dû abandonner parce que cet idiot d'Ashog en était le personnage principal !

Oui, il est beau oui. Plus beau que moi. C'est le plus bel homme de la ville, je le sais. Le problème, c'est qu'il est infréquentable. Dès qu'il ouvre la bouche, la ville entière perd plusieurs points d'intelligence. Ses parents auraient dû savoir qu'ils feraient une cervelle de gazouilleux lorsqu'ils se sont reproduits : un Chat-Garou et une Orc... quelle idée !

—... Et c'est pour ça qu'on a pensé à toi ! Qu'est-ce que tu en penses ?

La main de Tatialine se pose sur mon épaule avec douceur et c'est tout juste si je parviens à prêter attention à ses derniers mots. Tout à ma haine pour Ash, j'en avais oublié jusqu'à l'endroit où je me trouve.

— J'en pense que je ne suis pas intéressé.

Quand tu n'entends pas une proposition, dans le doute, refuse. Si elle était importante, elle te sera présentée à nouveau. Un adage pertinent (un des seuls) de mon père que je décide d'appliquer avec soin pour la première fois de ma vie. Il serait fier de moi !

Oui, non, il ne le serait pas, mais peu importe.

— Et d'ailleurs, merci pour ce merveilleux moment, mais votre heure est écoulée. Sur ce... permettez-moi de me retirer !

RPG, en route pour Grenzadiel ! (MM, queer)Where stories live. Discover now