Chapitre 2.1

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Zyniarold

— Tatialine !

Je recule dans un sursaut et, circonspect, regarde la main que la fille me tend. Pris de cours, je bredouille un « pardon » qui me donne un air tout à fait stupide.

Le bras du dénommé Waane s'enroule autour de mes épaules. Il se penche à mon oreille et murmure sur le ton de la confidence.

— Moi aussi ça m'a fait ça, la première fois. Elle est en train de se présenter. Tatialine, son nom. La main tendue, c'est son truc pour saluer. Tu tends la tienne aussi, tu dis ton nom, tu serres sa main et tout le monde est content !

Je demeure muet, les yeux rivés sur cette chose un peu moite dont les doigts frétillent. Je n'ai aucune envie de toucher la peau humide, mais en même temps, je n'ai pas non plus l'intention de blesser la TerreMondienne en refusant. Elle m'a l'air gentille... et surtout sans préjugés sur moi.

Depuis combien de temps n'ai-je pas rencontré quelqu'un avec des intentions si pures ? Parce que je le sens, cette Tatialine me veut du bien.

Dans un soupir, je cède :

— Enchanté, je...

— Audacieux ?! Quel honneur de vous avoir dans mon établissement !

— Aiïsch...

Mon soupir contrarié frappe le tavernier de plein fouet. Ses paupières papillotent (ça me rappelle quelqu'un dont je ne veux pas me souvenir) d'incompréhension. Ses mains palpent le comptoir. Il ouvre la bouche comme pour bafouiller, mais je prends la parole avant lui :

— Merci, mais j'allais dire Zyn. Tout le monde m'appelle Zyn. Pas autrement.

Du moins, tous ceux qui me connaissent. Les seules exceptions sont Ancelin, quand il veut me taquiner, et les deux pires individus de la ville : Enguerran et Ashog.

À cause de ces deux connards obséquieux, je déteste cette appellation. Audacieux. Audacieux.

Au-da-cieux.

Non, vraiment, ça ne passe plus : j'entends la voix nasillarde et suffisante du premier ou le ton moqueur du second à chaque fois que quelqu'un prononce mon titre. Dans la bouche de ces deux-là, ce mot est une insulte.

— Audacieux ? souffle l'Elfe. Tu es... Zyniarold ? L'Audacieux Zyniarold  Zulémin ?

Stupéfaite et gênée, la guerrière s'excuse de ne pas m'avoir reconnu, bredouille que c'est sa première fois dans la capitale et que dans les villes du désert, il n'y a aucune représentation de l'actuelle famille royale.

— Moi, je savais que c'était lui, fanfaronne Waane. Je l'ai vu plusieurs fois au palais ! Mon père est ambassadeur, alors on a déjà été invité par le roi. L'année dernière, j'étais placé à côté de l'Audacieux pendant une cérémonie, on a discuté pendant tout le repas qui a suivi !

— Aucun souvenir et peu probable : je ne parle jamais pendant les repas officiels.

— Mais si ! insiste l'Humnain. On s'est même embrassé à la fin !

— Je suis à peu près certain que ce n'est jamais arrivé.

Waane se lance dans une tirade censée me convaincre, mais est bien vite interrompu par Tatialine. Confuse, elle demande aux deux autres Héros ce qui les excite autant et ce que veut dire ce terme. Audacieux.

Malheureusement, c'est l'Humnain qui se charge des explications.

— Haaa, tu ne sais pas ? C'est son titre princier ! Même s'il est pas Prince, parce qu'il y a que le Prince qui est prince, tu vois, et...

Cet Humnain parle beaucoup trop. Agacé, je claque la langue et finis par l'interrompre :

— Oui, bon, on va pas passer toute l'heure à en parler de ma famille, si ? ronchonné-je. Vous avez déjà gaspillé plus de dix minutes.

L'étrangère hoche la tête tandis qu'elle digère le flot d'information que l'Humnain vient de lui jeter au visage.

— Tu as totalement raison, Zyn.

Elle se tourne vers ses acolytes, fait signe au mage de se taire (Dame Lune soit louée !) et invite l'Elfe guerrière à prendre la parole. Ce qu'elle ne fait pas. Lèvres pincées, elle me jette des regards en coin. Son visage se froisse, entre gêne et déférence.

C'est toujours comme ça quand des personnes n'ayant jamais rencontré « l'Audacieux » découvrent tout à coup qu'elles se trouvent en sa présence. Et en général, il ne leur faut que quelques minutes avant de me cataloguer.

C'est agaçant.

Aux yeux des gens de ce royaume, je suis à la fois le rayon de soleil et l'homme (enfin, le Kobolf) à abattre.

L'on m'admire ou bien l'on se méfie. L'on m'adore ou bien l'on me déteste. L'on me couvre d'éloges ou bien d'excréments.

Parfois, j'aspire juste à l'indifférence : l'admiration est superficielle et la haine destructrice.

En parlant d'indifférence, je n'aime pas trop la douzaine d'yeux qui traînent sur nous depuis que le tavernier a fait remarquer haut et fort que j'étais en ces murs.

— Et si on commençait pas aller dans un endroit plus intimiste ? proposé-je en soupirant.

— Oh, oui, très bonne idée, me félicite la TerreMondienne avant de se détourner. Barman ? Pourriez-vous nous indiquer une table libre à l'écart, et nous y nous apporter des cacahuètes s'il vous plaît ?

Le tavernier porte sur elle un regard aussi ahuri que le mien avant de s'excuser : il se nomme Séone et non Barman, et il n'a pas la moindre idée de ce que sont des clakukètes. La jeune fille éclate de rire avant de nous expliquer que dans son pays, un barman est simplement une personne qui sert des verres dans les endroits vendant des boissons et que les cacahuètes (je préférais clakukètes) sont des petits fruits durs délicieux avec du sel.

Des fruits délicieux avec du sel.

Des fruits... délicieux avec du sel.

Tu m'étonnes que les Grenzadiens perdent l'esprit en allant dans la Forteresse !

— Ça ne va pas être simple de communiquer si tu n'arrêtes pas d'utiliser des mots bizarres et des tournures de phrases vagues, grommelé-je.

Au lieu de se braquer (comme le fait la majorité de mes interlocuteurs), Tatialine m'offre un sourire radieux et bienveillant.

Un vrai sourire bienveillant, un de ceux que je ne vois que chez mes sœurs et ma mère (et encore, ça reste du domaine de l'exceptionnel).

Cette Tatialine a l'étoffe d'une cheffe. D'une véritable cheffe. De celle qui pourrait aller au bout du monde pour son équipe. Qui pourrait prendre une flèche pour les siens. Qui pourrait tout sacrifier pour eux, même son plus grand rêve.

Sa manière de s'effacer quand ses deux comparses parlent. La prévenance dont elle fait preuve à chacun de leur geste, comme leur permettre de s'installer les premiers dans l'alcôve où vient de nous mener une serveuse et prendre la toute dernière place. Sa façon d'écouter nos avis avec attention avant de décider quoi commander pour remplacer les claku... cacahuètes.

Mais ce qui me frappe par-dessus tout, ce sont ses grands yeux dépourvus d'intrigues, de malignité ou de calculs.

Mon intuition ne m'a jamais trompé jusqu'à présent, et je sens jusque dans mes tripes pouvoir lui faire confiance.

Et je pense ne pas me tromper non plus pour les deux autres.

RPG, en route pour Grenzadiel ! (MM, queer)Where stories live. Discover now