Love Bites

Épisode 5 - 18 Appartement 317

Taylor se trouve à l'arrière d'un taxi, dans le corps emprunté d'une trentenaire bien habillée. Si se déplacer sous sa forme astrale se montrait compliqué, prendre possession de cette femme lui a semblé quasi-impossible. Ce qui, d'habitude, lui demande un simple effleurement s'est transformé en effort titanesque. C'est la même différence qu'entre avancer dans un brouillard léger ou contre un vent à 160 km/h.

Pour l'instant elle en garde un semblant de contrôle, mais elle ignore pour combien de temps encore. Pourra-t-elle seulement emprunter un autre corps, si elle quitte celui-ci ? Rien n'est moins sûr. Jamais son pouvoir, depuis qu'elle l'a découvert, ne lui a semblé si précaire.

— Vous êtes prof ?

La sorcière sort de sa réflexion quand le chauffeur, un homme à la peau mat, à la longue barbe et au turban rouge, lui adresse la parole. Le véhicule a quitté le centre-ville de San Francisco depuis un moment et seule l'autoroute et des demeures lointaines sont visibles, illuminés par des lampadaires blafards. La radio diffuse une chanson mélancolique, le son en partie couvert par le bruit du chauffage.

— Non, pas vraiment.

Sa voix sonne étrangement, le timbre très différent de sa vraie voix. La jeune femme n'aime pas parler dans ces conditions, cela lui fait toujours une étrange impression. Pourtant, si cela la trouble, le chauffeur n'a pas l'air de remarquer quoi que ce soit.

— Étudiante alors ?

— Non plus.

L'homme semble comprendre qu'elle ne souhaite pas discuter, et il augmente le volume de la musique. Il met bientôt le clignotant et double un camion, avant de se rabattre et de s'engager vers Stanford. Taylor a bien essayé de joindre Faith en avance, mais le téléphone portable de son hôte n'a pas de reconnaissance d'empreinte, et elle n'a pas pu le débloquer. Il lui reste à espérer que sa sœur soit sur le campus ce soir.

Quelques minutes plus tard, Taylor descend de voiture, devant le complexe d'appartements où vit sa petite sœur. Le taxi repart dans la nuit.

Elle croise des étudiants, qui rentrent vers leurs appartements, ou qui vont à l'une des nombreuses soirées organisées sur le campus. Personne ne la remarque. Les traits qu'elle arbore sont plutôt communs, ni beaux ni laids, ce qui change de son corps d'origine. Elle est en effet habituée à ce que l'attention se porte sur elle, en bien ou en mal. Quelque part c'est reposant, de ne pas être vue.

Ses talons claquent sur le trottoir tandis qu'elle arrive au niveau du grand bâtiment. Une fois dans le hall d'entrée, plutôt moderne, elle cherche le nom de Faith sur un grand tableau noir. Elle le repère dans la nuée de prénoms féminins : les appartements ne sont visiblement pas mixtes. Heureusement que ce n'est pas un petit frère...

Troisième étage, appartement 317.

La porte principale est fermée, aussi doit-elle attendre que quelqu'un entre ou sorte. Elle passe ainsi de longues minutes, debout, sentant le froid perçant. Elle se sent très fatiguée. Est-ce que son hôte a peu dormi ces derniers jours, ou s'agit-il d'un rejet paranormal, une indication qu'elle sera bientôt éjectée du corps qu'elle occupe ?

Alors qu'un bâillement manque de lui donner une crampe à la mâchoire, la porte finit par s'ouvrir, tandis que deux filles qui ne doivent pas avoir vingt ans sortent, habillées pour tuer. L'une des deux remarque Taylor et lui tient la porte, qui entre en la remerciant, l'air de rien, avant de grimper les larges escaliers beiges. Elle se retrouve rapidement au troisième étage, un long couloir s'étendant à droite et à gauche.

Un petit panneau lui indique que les appartements 301 à 329 sont vers la gauche et elle s'y engage, passant devant des portes qui seraient identiques sans les posters, affiches et autocollants que les étudiantes ont posées pour personnaliser leur espace de vie.

Elle passe devant la salle de bain commune, puis arrive finalement devant la chambre de sa sœur. Sur la porte, une ardoise suspendue sur laquelle est écrit Kate & Faith, des flyers de groupe étudiant (dont les Die with Style, qui sont accompagnés d'un cœur au marqueur rouge), ainsi que des messages visiblement laissés par des copines de promotion.

Un accroche-porte « Ne Pas Déranger » habille quant à lui la poignée. Taylor frappe malgré tout, à deux reprises, avant que quelqu'un ne s'agite à l'intérieur. Il faut encore quelques instants, puis la porte s'entrouvre, sur Faith. Celle-ci est maquillée, mais ne porte qu'une chemise de nuit. La jeune fille était visiblement sur le point de râler, mais elle ne dit rien, surprise de se trouver devant un visage inconnu.

— Hello Faith.

— Je peux vous aider ?

— Quoi, tu ne reconnais pas ta grande sœur ?

L'espace d'un instant l'incompréhension se lit sur les traits de Faith, puis elle réalise à qui elle a affaire. L'inquiétude suit presque aussitôt :

— Qu'est-ce qui s'est passé ? Tout va bien ?

— Je peux entrer ?

Faith hésite un instant, puis ouvre la porte pour laisser passer sa grande sœur. Taylor n'est qu'à moitié surprise de voir un jeune homme, torse-nu, sur l'un des deux lits simples qui meublent la chambre. Est-ce un suçon, qu'elle aperçoit sur son cou ?

— Qu'est-ce qui se passe ? demande le garçon.

— Désolé Lenny, c'est ma... C'est ma... tante. Euh... Je...

— Ta tante ?

— C'est compliqué.

— Okay.

— On peut remettre ça ? Je suis vraiment désolée ?

Lenny attrape un t-shirt, qu'il enfile avant de se lever. Il prend sa veste et sort, tout en faisant signe à Faith de l'appeler. Quand il est parti, Taylor demande :

— Lenny ?

— C'est une longue histoire...

— Je vois.

Sa petite sœur, avec qui elle a toujours tout partagé, n'a jamais mentionné ce garçon. Qu'elle fréquente quelqu'un, cela ne la dérange pas (trop), mais ne pas être au courant la blesse plus profondément que cela le devrait. Est-ce que la distance a finalement eu raison de leur relation ?

— Qu'est-ce qui se passe, Taylor ? Tu m'inquiètes.

La sorcière revient à l'instant présent. Elle aura tout le temps de discuter avec sa cadette quand ses ennuis corporels seront finis. Elle s'assoit donc sur le lit que vient de quitter Lenny, tandis que Faith reste debout, attentive. Taylor lui résume alors les événements : le coma de Sienna, sa tentative pour retrouver Annabelle afin de sauver sa petite amie, son enlèvement par le père de la vampire, puis elle finit par la cave du taxidermiste et le pacte avec cette Lenia.

Faith s'est assis au milieu de l'explication, blême. Lorsque Taylor a fini de parler, il faut un moment à sa sœur pour réussir à s'exprimer :

— Cet... esprit, il aurait volé ton corps, c'est ça ? Tu penses que c'est le même qui a...

Quand elle ne finit pas sa phrase, Taylor devine qu'elle parle du meurtre de leur beau-père.

— Je ne vois pas d'autre explication, répond-telle.

— Et ça fait plusieurs jours que tu n'es plus toi ?

— Je ne suis pas sûre. Je pense, oui. Je ne suis jamais restée aussi longtemps hors de moi, c'est la seule certitude. Et ça devient plus difficile à chaque heure. Je flippe, Faith.

La jeune fille se rapproche et prend la sorcière dans ses bras. Si elle est gênée par l'apparence de cette dernière, elle ne le montre nullement.

— Ça va aller, Taylor. On va trouver une solution. Il y a forcément quelque chose qu'on puisse faire.

Les mots rassurants de la jeune fille n'y font rien. Taylor se sent à bout de force, physiquement et nerveusement. Cela fait des jours qu'elle lutte, que ce soit pour sauver celle qu'elle aime, ou pour sa vie. On a essayé de la tuer. On lui a volé son identité. Tout est tellement difficile... Elle essaye de se maintenir à flots, mais là, à cet instant, c'en est trop pour elle. Sa volonté s'effondre sous l'étreinte de sa cadette.