Prologue

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Il ignorait s'il avait mal ou s'il flottait.

La douleur n'était pas de celles qu'on éprouve au cœur de la bataille, mais une fois que la plaie est ouverte ; elle était de celles qui écharpent un homme et lui font couler le sang jusqu'à la dernière goutte. Elle était de celles qui achèvent et non relèvent. Celle de trop. Celle qui cloue au sol, définitivement. Celle qui dit que c'est ici que tout s'arrête, qu'on rend son dernier souffle. C'était la dernière douleur, le dernier soubresaut, la dernière palpitation avant le tendre baiser de la mort.

Un salut vif et paisible avant le baisser de rideau.

Mais il n'était pas encore un homme mort.

Il puisa ses dernières ressources pour ramper faiblement. Elle se tenait derrière lui, le couteau ruisselant de sang. Elle savait qu'elle avait frappé juste, fort, intensément, laissant une cavité dégoulinant d'hémoglobine dans le dos de son adversaire. Sa chemise rapiécée se gorgeait d'incarnat, et sa peau déjà blême devenait presque translucide.

Il agrippa un pan de la couverture d'une main, la table de l'autre et tenta de se redresser. Elle saisit ses cheveux et le tira d'un mouvement sec en arrière, pour le jeter sans ménagement sur le linoléum. Un sifflement presque inhumain lui vrilla les tympans, s'insérant dans sa tête, dans son cerveau, dans son âme. Entre la prière d'un supplicié et l'injonction d'un supérieur.

La perte de sang le rendait vaseux, perturbait sa vision, lui procurait des vertiges insupportables. Il tâtonna le sol devant lui, mais il n'était pas capable d'avancer, il n'était plus capable de quoi que ce soit. Il la vit apparaître sous la forme imprécise d'une silhouette encapuchonnée, et s'arrêter près de lui. Il pouvait l'imaginer le regarder avec son œil plus froid que les steppes glacées de l'Oural, plus brûlant que les feux autour desquels il l'avait déjà vue danser. La lame teintée de sang luisait faiblement à la pâleur de la pleine lune qui filtrait entre les rideaux négligés.

Le sifflement devint si puissant qu'il finit par ne plus entendre les hurlements des sirènes et des mégaphones. Même les reflets désordonnés des gyrophares et des projecteurs se confondaient avec la pénombre bleutée de la pièce.

Tout ça n'avait plus aucun sens. Ils étaient cernés, mais vainqueurs. Condamnés, mais victorieux.

Il tendit une main tremblante vers elle. Elle pencha la tête sur le côté, et repoussa ses doigts du bout du pied.

–– C'est fini, maintenant, dit-elle d'une voix doucereuse qui, malgré sa faible fréquence, surpassa le vacarme du sifflement.

Il toussa bruyamment, cracha une partie du sang qui commençait peu à peu à investir son corps tout entier. Dans le couloir, il entendit indistinctement les policiers galoper vers leur position, le frottement du métal de leurs armes accompagnant l'écho de leur course effrénée. Un grand fracas retentit quand les hommes postés en guet se ruèrent sur les intervenants et qu'un bref échange de coups de feu réduisit les assaillants au silence.

Elle savait que c'était fini, mais elle jubilait. Quel funeste paradoxe.

Ses phalanges se rétractèrent quand il comprit que quoi qu'il fasse, tout était déjà décidé, appliqué, tissé par des entités supérieures à sa propre volonté. Un dernier geste d'abandon. Une dernière résignation. Un reflet épatant de sa propre existence. Un ultime clin d'œil à sa lâcheté.

Mais il ne voulait pas partir comme il avait vécu. Il n'en était pas question.


Alors il prit la décision la plus importante de sa vie.

NagovorWhere stories live. Discover now