Chapitre 2 - Eva

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–– Bonjour à tous les auditeurs ! Ici Eva Dmitriovka, en direct de la salle de rédaction de la Haute Ecole de Journalisme de Moscou. Comme tous les vendredis, de quinze heures à quinze heures vingt, nous vous proposons l'interview d'un ou d'une invité de marque. Aujourd'hui, nous accueillons Igor Vbrinski, auteur du terrifiant polar « Le Bord du Monde ». Bonjour, monsieur Vbrinski !

–– Bonjour Eva, je vous remercie de m'avoir invité à votre émission.

–– C'est un honneur de vous recevoir dans nos locaux. Je dois vous avouer que j'ai absolument dévoré votre roman. Un véritable régal, j'en avais des frissons ! J'admets que vous m'avez fait peur quelques fois, mais tout ça pour la bonne cause, n'est-ce pas ?

–– Si vous avez eu peur, ça veut dire que j'ai réussi mon travail !

–– Vous avez tout à fait raison. Avant d'aller plus avant dans l'interview, pouvez-vous faire un résumé de votre livre pour les auditeurs qui n'auraient pas encore eu la chance de le lire ?

–– Nous suivons un jeune homme russe qui décide d'explorer les tréfonds de la Sibérie. Durant son voyage, il est poursuivi par une entité mi-homme mi-bête qui le traquera sans cesse dans les ruines des goulags. Le héros devra jongler avec sa peur, sa solitude et sa volonté de survivre.

–– J'ai presque envie de le relire, tant vous entendre parler avec autant d'amour de votre oeuvre me motive à corner les pages davantage ! Parlez-nous donc un peu de votre personnage principal, Andrey...

–– Oh, vous me demandez de parler d'un personnage très complexe, vous savez !

–– Les auditeurs adorent les personnes complexes, c'est ce qui enrichit un roman !

–– Vous me flattez ! Andrey est un jeune homme en pleine crise existentielle, il se questionne sur sa présence sur cette terre et décide de partir en pèlerinage dans les goulags de Sibérie afin de trouver un sens à sa vie. Il est très sombre, porteur de secrets qui ne demanderont qu'à éclore au fur et à mesure de son périple, et quand il se retrouvera acculé dans les galeries abandonnées. Il va en effet se retrouver avec lui-même mais contraint de s'apprivoiser afin de s'en sortir vivant !

–– Andrey a l'air d'un individu troublant et troublé, et je suis persuadée qu'il nous réserve bien des surprises... Mais cette bête ? Que pouvez-vous nous dire sur elle ?

–– La bête ! Je ne peux pas vous dire grand chose au risque de vous gâcher l'histoire, mais sachez juste qu'elle ne vient pas de ce monde et cherche à tout prix à obtenir quelque chose...

–– Voilà qui intéressant, et frustrant pour les auditeurs qui ne seraient pas encore convaincus... Et vous, dans tout ça ? Monsieur Vbrinski, parlez-nous un peu de vous, de votre carrière dans l'écriture ? Je suis certaine que les auditeurs brûlent d'en apprendre plus sur l'auteur numéro des ventes dans la capitale.

–– J'ai commencé à écrire très tard, après le décès de ma femme il y a dix ans.

–– Je suis désolée, monsieur Vbrinski.

–– De l'eau a coulé sous les ponts, ne vous inquiétez pas. Comme Andrey, mon protagoniste, j'ai remis ma vie en question, en me demandant à quoi servait mon existence. J'ai commencé à aligner des mots sur le papier en observant la forêt depuis notre chalet, une vision très mélancolique ! Puis au fur et à mesure, les mots sont devenus des phrases, des phrases, des pages, et des pages, des chapitres... un véritable journal intime. Après cela, j'ai décidé d'utiliser mon amour des mots pour écrire des histoires. Et me voilà aujourd'hui !

–– Quelles épreuves vous avez dû traverser... Je vous admire beaucoup ! Les projets vous changent un homme.

–– C'est vrai, sans ces histoires, je n'aurais sans doute pas tenu le coup !

–– Vous vous en êtes sortis grâce au pouvoir de l'écriture, quelle belle histoire... Peut-être une autobiographie ?

–– Pourquoi pas ? Ce n'est pas à rejeter.

–– À ce sujet, quels sont vos projets pour l'avenir ?

–– J'ai plusieurs romans qui couvent et que je ne tarderai pas à soumettre à mon éditeur ! Un recueil de nouvelles horrifiques ainsi qu'une romance paranormale.

–– J'ai déjà hâte de les lire, même si, je suppose, ils ne sortiront pas avant quelques années ?

–– Je suis en tournée de promotion pour « Le Bord du Monde », jusqu'à la fin de l'année, donc je présume que mon prochain roman sera prévu pour décembre de l'an prochain !

–– Mais je ne saurai pas attendre aussi longtemps ! Et je suis persuadée que les auditeurs qui vont se ruer dans les librairies et auront avalé votre polar fantastique d'ici là ne le pourront pas non plus !

–– Il le faudra bien, pourtant !

–– Merci beaucoup pour votre présence et votre bonne humeur, monsieur Vbrinski ! Et surtout, pour votre talent qui n'est plus à prouver.

–– Merci encore à vous de m'avoir invité.

–– Ceci clôt notre émission. Nous serons de retour dans quelques instants après une page de pub !

Eva coupa le direct et envoya les publicités, avant de se lever d'un mouvement sans prendre la peine de saluer l'auteur. Celui effaça son masque affable, enfila sa veste et quitta le local à sa suite.

–– Je peux savoir pourquoi vous avez posé des questions sur ma vie ? s'offusqua-t-il, le teint écarlate.

Poursuivant la jeune femme dans le couloir, il fulminait littéralement.

–– Vous m'avez manipulé ! Madame ! Arrêtez-vous !

Mais Eva continuait de marcher et ignorait superbement son invité. Elle avait cours dans une demi-heure, et comptait bien fumer une cigarette avant la reprise.

–– En dix minutes, vous m'avez fait étaler ma vie privée ! reprit Igor Vbrinski, cinabre. Vous devrez en répondre à mon avocat ! Petite garce impertinente !

Eva s'arrêta au milieu du couloir, poussa un long soupir, prit une grande bouffée d'air et fit face à l'auteur furibond. Il était si proche d'elle qu'elle pouvait inhaler les effluves de parfum hors de prix qui agressait ses narines. Avec un calme olympien et un sourire ravageur, la jeune femme ne perdit pas son sang-froid, et d'une voix claire et posée, débita son adversaire comme une bûche de sapin:

–– Premièrement, monsieur Vbrinski, je ne vous permets pas de m'insulter en utilisant un terme péjoratif dont nous connaissons évidemment le double-sens. Deuxièmement, je vous ai mis en avant dans mon émission et je suis persuadée que les élèves de cette université iront acheter votre ouvrage parce que j'ai été persuasive, de ce fait, vous devriez me remercier. Mais il y a une contrepartie à ça, monsieur Vbrinski, on n'obtient pas les faveurs du public en recevant, mais aussi en donnant. Vos lecteurs veulent du sensationnel. Donnez-leur du sensationnel, et ils vous aimeront encore plus. Je n'ai fait que vous rendre service. Vous devriez me remercier encore, vos ventes vont monter en flèche. Quant à votre avocat, je pense qu'il dira la même chose que moi. Et si vous persistez, adressez-vous directement au recteur, qui tient trop à son journal pour seulement lever le petit doigt.

Elle offrit une révérence à l'écrivain médusé, qui ne savait quoi répondre à cette repartie.

–– Sur ces bonnes paroles, excellente journée, monsieur Vbrinski.

Elle voulut se retourner, mais pivota une nouvelle fois sur ses talons.

–– Au fait, j'ai failli oublier : j'ai détesté votre bouquin.

Elle lui accorda un clin d'œil et poursuivit sa route jusqu'à la porte vitrée menant aux jardins de l'université. Blessé dans son ego, serrant si fort les poings qu'il devait enfoncer ses ongles dans sa peau, l'auteur lança sa dernière pique, incapable de seulement se défendre :

–– Sale black !

Eva ferma brièvement les yeux, mais conserva sa droiture, avant de sortir au grand air afin de purger ses poumons de l'odeur fétide de cet horrible individu.

NagovorTempat cerita menjadi hidup. Temukan sekarang