Chapitre 1 - Aleksei

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Ça faisait presque deux heures qu'Aleksei Yudin fixait intensément le gobelet de café.

Il était tant concentré sur les ondes parfaites qui ridaient la surface du liquide qu'il n'entendait ni ne voyait plus les va-et-vient incessants des policiers. Le café devait être froid maintenant, le sucre brun cristallisé au fond, les relents de moka,évaporés. Il tendit un doigt et repoussa lentement le gobelet au bord de la table, signifiant ainsi à celui qui voulait bien le voir,qu'il n'en voulait pas et n'en avait jamais voulu. On lui avait juste dit que ça le tiendrait éveillé.

Mais Aleksei n'avait pas besoin de café pour ça. Il avait accepté par politesse, mais il n'avait jamais aimé ça, en plus. Un verre de soda, bourré de saloperies chimiques et d'édulcorants cancérigènes,aurait été plus approprié.

Personne ne le lui avait montré. La commissaire du district avait refusé de le laisser entrer dans la salle pour attester de son identité.« Monsieur Yudin, nous vous demanderons l'authentification quand il sera embaumé ». Ça voulait tout dire. Ça voulait dire qu'il était dans un putain de sale état. Aucun des gars n'avait de réponse, et pourtant ça faisait deux heures qu'ils étaient là-dedans. Aleksei les entendait parler, gribouiller des trucs, feuilleter des dossiers et des dossiers, prendre des photos bien dégueulasses, gratter, frotter le sol à la recherche d'indices à glisser dans des pochettes en plastique qu'ils n'ouvriront jamais.Quand l'un ou l'autre flic sortait de la salle, il se penchait discrètement dans l'espoir de voir quelque chose, mais les bougres étaient malins et ne lui en laissaient jamais l'occasion. Puis il se raisonnait, se disait que ça ne servait à rien à part lui filer des cauchemars, en tout cas, plus qu'il n'en avait déjà.

Lassé de son jeu avec le gobelet, Aleksei se leva lentement, dépliant toute sa formidable hauteur, et, vérifiant la réceptivité de sa prothèse, claudiqua nonchalamment vers la porte menant à l'extérieur du bâtiment central des archives. Les militaires et les policiers en faction le dévisagèrent mais la présentation de son autorisation griffonnée à la hâte par la commissaire leva les soupçons à son encontre. De toute façon, sa carrure cyclopéenne lui aurait servi de blanc-seing, mais il n'avait pas envie de renforcer son allure de mauvais garçon alors qu'un cadavre frais lâchait son sphincter dans la salle remplie de poulets.

Une fois dehors, il prit une longue bouffée d'air, laissant la froideur de l'hiver rafraîchir ses poumons nécrosés par le tabac. Il écarta un pan de sa veste en cuir d'une main tremblante, retira une cigarette de sa poche intérieure et la porta à sa bouche, avant de faire étinceler la flammèche de son zippo, qui illumina brièvement son visage carré, bourru, taillé à la serpe. Une arabesque de fumée se tortilla brièvement avant de disparaître dans les ombres du couchant. Alex fixa intensivement le trafic autoroutier qui défilait non loin, les lueurs incandescentes des voitures, les vrombissements monotones de leur course infinie sur le bitume, le poteau d'éclairage qui crépitait à l'entrée du parking. La présence de la pénombre refoulée par le crépuscule agonisant lui semblait être une bénédiction, tant la lumière des halogènes dans le couloir lui avait vrillé la cervelle. Il avait l'impression d'être sorti d'une salle d'opération. Ou d'une morgue.

Derrière lui, la porte en fer claqua à nouveau, mais il ne prit même pas la peine de réagir. La cigarette entre ses lèvres se consumait lentement, déposant un amas de cendres à ses pieds, noyé dans la flaque d'eau abandonnée par la dernière bruine.

–– Monsieur Yudin.

La voix était douce mais empreinte d'autorité. Alex tira sur sa cigarette et exhala un panache de fumée.

–– Monsieur Yudin, je n'ai pas encore eu l'occasion de vous présenter mes sincères condoléances.

La jeune femme tenait son couvre-chef de commissaire au bout de ses bras croisés. L'intéressé eut un mouvement de tête à son égard, afin de lui signifier qu'il appréciait. Elle se planta à côté de lui et commença à rouler une cigarette dans un papier chiffonné.

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