Chapitre 5 - Svetlana

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Depuis dix ans qu'elle travaillait à la banque nationale russe, elle n'avait jamais regardé l'horloge qui lui rappelait sans cesse la proximité de la mort. C'était une vieille pendule, accrochée au-dessus de son bureau sur un mur tapissé d'un blanc impeccable, sertie de rouages chromés qui lui procuraient un cachet à la fois moderne et antique. Les aiguilles, taillées en pointes de flèche, égrenaient les secondes et les minutes dans un tic ! tac ! lancinant auquel elle s'était accoutumée et qu'elle n'entendait même plus.

Mais ce jour-là, Svetlana la regarda.

Il n'y avait pas de raison particulière, du moins le croyait-elle, mais que pouvait-elle savoir des aberrations de l'inconscient ? Quelle pensée refoulée pouvait bien la pousser à commettre cet acte abominable de regarder l'horloge de son bureau exigu du troisième étage de la banque nationale russe, là où elle s'entassait dans un clapier avec une centaine d'autres fonctionnaires ?

Il était cinq heures moins dix.

Svetlana jeta un coup d'œil par-dessus la séparation de plexiglas afin de s'enquérir de l'avancée de son collègue. Elle remarqua une pile de dossiers en cours, entassés sur le scanner, ainsi qu'une photo de sa famille, avec lui souriant et enlaçant sa femme et son fils devant la Place Rouge. Le stéréotype parfait. Svetlana n'était pas mariée, et n'avait pas d'enfants. Cette idée lui avait toujours parue incongrue et infondée, mais la plupart des gens à qui elle confiait cette prise de position songeaient sans le dire – mais elle pouvait très bien le lire dans leur regard condescendant –– que son physique ingrat repoussait la gent masculine. Longiligne, malingre, voire cadavérique, son corps ne présentait aucune volupté, aucune forme qui aurait seulement pu attirer le coup d'œil, et son visage émacié dont les pommettes saillaient abruptement sous une peau diaphane renfermait des yeux au teint vitreux. Seuls ses longs cheveux noirs redressés en chignon contrastaient avec la pâleur maladive de son teint, et apportaient ne fut-ce qu'un peu d'originalité à l'uniformité de ses traits.

Svetlana était née comme ça, et elle n'avait rien pu faire.

Mais par contre, elle possédait un cerveau surpassant largement ses pauvres capacités physiques. Raison pour laquelle elle travaillait aujourd'hui pour la banque nationale russe.

Elle aimait son travail. Elle s'y appliquait. Elle était douée. Parfois, on l'appelait pour superviser des cours de banques privées en bourse, mais elle avait beau faire montre de ses talents, ses supérieurs n'avaient pas encore décidé de lui accorder une augmentation.

Et elle était persuadée que c'était parce qu'elle n'avait pas un membre supplémentaire entre les jambes.

Néanmoins, ces problèmes de sexisme mis à part, Svetlana aimait mettre son cerveau au service de l'état. Elle avait l'impression de servir à quelque chose.

De servir à quelque cho...

Elle saisit son clavier d'ordinateur et le fracassa contre son crâne. Personne ne réagit, personne ne fit attention à elle, personne ne s'enquit de savoir si elle n'était pas blessée.

Elle demeura amorphe, un filet de sang s'écoulant de sa tempe ouverte, les yeux rivés sur l'écran où se déroulaient infiniment les comptes de ses quelques milliers de clients. Des milliards de roubles s'alignaient, impalpables, mais pourtant si proches. Elle pourrait se le permettre, oui, elle pourrait voler l'argent et se faire oublier aux Canaries. Elle s'imaginait déjà prélassée sur la plage, le sable fin s'écoulant entre ses doigts, un bout de paille plongé dans un cocktail hors de prix, et l'autre dans sa bouche qu'elle aurait eu les moyens de se faire botoxer.

Et pourquoi ? Elle aurait toujours ce vide en elle qu'elle trainait depuis sa naissance, ce poids malfaisant qui n'était pas douloureux mais gênant comme le vrombissement répétitif du moustique qui rôde autour de l'oreille. Et l'agacement s'était mué en colère : ces dernières années, elle avait voulu abattre le moustique. Ces derniers mois, la colère avait fini par faire place à la folie.

NagovorWhere stories live. Discover now