Chapitre 6 - Aleksei

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Il ne souvenait plus de la couleur des yeux de son oncle.

Bleu ? Vert ? Marron ? Il ne parvenait plus à se rappeler. Et c'était maintenant, alors que son cadavre raidi gisait sur la civière de la morgue, qu'il se posait finalement la question.

Son regard se dirigea instinctivement sur la gorge tuméfiée de Youri Yudin. Il l'observa un long moment, perdu dans les nervures violacées de ses veines éclatées, puis un toussotement le fit émerger de sa léthargie.

-- Monsieur Yudin, vous attestez de son identité ? s'impatienta le médecin légiste en tenant le drap au-dessus du torse du macchabée.

Aleksei leva les yeux vers lui.

-- Bien sûr que c'est lui.

-- Merci, monsieur Yudin.

Le légiste abaissa la couverture sur son front et repoussa la civière dans le tiroir, qui se referma pour toujours sur le corps de son oncle. Alex sentit son estomac se serrer quand il comprit qu'il s'agissait là de la dernière vision qu'il aurait jamais plus de lui. Même s'il n'avait pas pris la peine de le visiter ces derniers mois, et que, de ce fait, il n'avait pas pu témoigner de la lente décadence psychologique de son parrain, il se souvenait d'un homme intelligent, rusé et espiègle, et c'était ça, oui c'était ça, qu'il voulait garder de lui. Un homme frêle, croulant sous les rhumatismes qu'il trainait depuis sa prime jeunesse, mais plein de ressources, courageux, plus brave que les blizzards de l'hiver. Il refusait de conserver cette vision de lui sur cette table froide, avec sa peau froide, son sang froid, son front froid. Il garderait uniquement la chaleur de son sourire.

Le médecin légiste retira ses gants et son tablier, qu'il accrocha à une patère près de la porte, et invita Alex à le suivre. Quitter cette antre de mort, de chagrin et de silence, pour retrouver la vie, sa folie et son vacarme.

Alex suivait le légiste d'un pas claudiquant, prenant appui sur sa jambe valide pour propulser sa prothèse.

-- Je n'ai pas encore eu l'occasion de vous présenter mes condoléances, monsieur Yudin.

-- Je vous remercie.

-- Écoutez, je sais que c'est difficile pour vous ces derniers temps, mais Irina Spasovla a demandé à vous voir. Elle vous attend à la cafétéria.

Aleksei se retint de laisser échapper un soupir. Son plat de nouilles réchauffées devrait attendre encore un moment. Il remercia platement le médecin légiste qui ne lui accorda pas un sourire et se dirigea d'un pas nonchalant vers la cafétéria de l'hôpital. Il gravit lentement les escaliers menant au rez-de-chaussée, un pas après l'autre, sa prothèse claquant à chaque marche lui rappelant sans cesse qu'il n'était qu'un putain d'infirme. Il grinça des dents. Deux ans qu'il avait ce truc relié à sa jambe, et malgré les mois de rééducation, les mois d'apprentissage, les mois d'accoutumance, il ne parvenait pas à accepter ce corps étranger qui pourtant lui permettait d'accomplir la simplicité du déplacement.

Il poussa le battant d'un coup d'épaule et se retrouva immédiatement plongé dans l'effervescence de l'hôpital. Des médecins, des infirmiers, des aide-soignants et des quidams passaient et repassaient devant lui sans le voir, le regard perdu ou plongé vers l'horizon de blanc aseptisé. Alex gratta du bout de l'ongle son menton rasé de frais et se mêla à la cohue qui parcourait les couloirs bondés. Des étudiants se pressaient à la sandwicherie, des chirurgiens, le masque rabattu sur leur cou, retiraient des gants en latex qui claquaient dans l'air comme des coups de fouet.

Alex traversa l'aile sud de l'hôpital du Centre-Ouest jusqu'à l'entrée principale, puis bifurqua dans une annexe impressionnante faisant office de restaurant en self-service. Humant l'odeur alléchante qui s'échappait des cuisines, il consulta sa montre pour se donner bonne conscience, et, remarquant que quatorze heures n'avait pas encore sonné, il se permit un petit écart sur son plat de nouilles.

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