Chapitre 3

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Dans l'une des fenêtres teintées de l'Unicorn, j'observe mon visage fatigué, que j'ai pourtant tenté de maquiller pour me donner meilleure mine. Je tapote mes cernes, toujours visibles malgré mes efforts pour les dissimuler. Dépitée, je tire sur mon large chandail gris en laine par-dessus mon débardeur et j'arrange mon étole en coton autour de mon cou. Je plisse les yeux, les rétines à vif sous l'assaut de la brise glaciale. Je claque des dents et glisse les mains dans les poches de mon jean.

Je suis encore dehors mais j'entends à l'intérieur du club une musique électro qui me promet une belle migraine. Je jette un coup d'œil à l'enseigne suspendue au-dessus de deux énormes portes battantes, puis m'approche du vigile qui m'observe en chien de faïence. Quand je tente d'entrer, il me barre le passage et lorgne ma tenue en reniflant avec dédain.

— Bonsoir. Je viens pour un entretien.

— Avec qui ?

Je cille. J'ignore le nom du patron de l'établissement.

— Je ne sais pas, avoué-je avec franchise. C'est un entretien d'embauche.

Le gorille fronce les sourcils, me dévisage avec plus d'attention.

— Phèdre Duval ?

J'acquiesce.

— Entre, la Frenchie.

Je pince les lèvres, mais ne réponds pas à la provocation. Je remonte mon col sur mon nez sans doute rougi par le froid et entre.

The Unicorn est un club plutôt branché, malgré sa façade pourtant peu aguicheuse. Son intérieur cosy me surprend : un parquet massif, onéreux, grince sous mes pas. Malgré la foule, je distingue des canapés corbeilles dans les tons chocolat installés près de tables dans le style Louis XV. Un bar en U orné de luminaires aux doux halos orangés trône en plein milieu de la piste de danse. En journée, ce doit être un petit bar discret et tranquille. De nuit, l'ambiance est en revanche bien plus festive.

La musique m'assourdit dès mon entrée. Je me réchauffe les mains en les frottant l'une contre l'autre et me plonge dans la masse humaine endiablée. Le mélange de parfums m'écœure, sans compter l'odeur de transpiration. Les peaux moites se collent à moi, l'air vibre de sensualité et de désir palpables. Je rentre les épaules dans l'espoir de ne pas me faire remarquer, me sentant déjà oppressée. Les coups de coude s'enchaînent jusqu'à ce que je réussisse à atteindre le bar. Je jette un large coup d'œil à ce qui m'entoure, à la recherche d'un panneau indiquant un bureau ou l'aile des employés. Sans succès... Dans un soupir, je m'appuie au bar en bois lustré.

— Qu'est-ce que je te sers ?

Je redresse la tête. La barmaid qui m'a interpellée hausse les sourcils, dans l'expectative. J'examine les tatouages qui dévorent ses bras bien dessinés ainsi qu'une partie de son cou, puis détaille ses piercings aux lèvres et au nez. Ses cheveux, très fins et d'un blond platine, sont relevés sur le sommet de son crâne.

— Rien, je suis ici pour rencontrer le patron, crié-je pour me faire entendre dans le tintamarre général.

— Le patron ? Pourquoi ?

Je devine de la suspicion dans ses yeux noirs. Elle ne me laisse pas le temps de lui répondre : elle me fait signe de patienter et part prendre la commande de nouveaux clients. Je piétine, me balance d'un pied sur l'autre. Mais à peine la consommation servie, elle repart en noter une autre. Au bout de la cinquième, je dois me rendre à l'évidence : elle m'a oubliée. Je soupire, lui fais signe ; elle ne me voit pas. Excédée, je m'empare d'un verre abandonné et en engloutis le contenu dans l'espoir que l'alcool me donnera plus d'aplomb. Le liquide me brûle la gorge et me pique les yeux. Je suffoque et tousse grassement.

— Putain de me..., commencé-je, la trachée en feu.

— C'est souvent la réflexion qui nous vient à l'esprit lorsque l'on savoure un Yamazaki de 1980, pur malt. En revanche, lorsqu'on le boit cul sec... Eh bien, je l'ignore. On ne le boit jamais cul sec.

Je me tourne vers l'homme qui vient de s'accouder au bar à ma droite et affronte ses iris vert opaline. Ses boucles cuivrées striées de quelques cheveux argentés et ses fossettes lui donnent un air plus juvénile qu'il ne doit l'être en réalité. Je note son luxueux costume trois-pièces. Il me sourit de toutes ses dents impeccables, et ce faisant, le coin de ses yeux se plisse. Il passe l'index le long de son menton ombré d'une barbe de quelques jours, repousse une mèche ondulée sur son front avant de pointer son doigt sur le verre que je viens de vider.

— Un verre à 6 000 dollars, lâche-t-il.

Je hoquette, avale de travers et tousse une nouvelle fois.

— Cela ne fait rien ! ajoute-t-il d'une voix légère. Je vais me contenter d'en admirer la bouteille vide, que j'exposerai dans mon bureau pour me souvenir qu'une jeune femme, somme toute ravissante, en a englouti tout un verre d'une traite sans même l'apprécier.

— Je suis désolée, je pensais qu'il était juste là... Enfin... Pardon.

Il sourit de plus belle.

— Je le retiendrai sur votre salaire, mademoiselle Duval.

C'est donc le patron de l'Unicorn... Il lève un bras, ignorant mon air hébété, et la barmaid apparaît aussitôt pour le resservir. Il me tend la main, que je serre.

— Lachlan, se présente-t-il, mais beaucoup me surnomment « l'Irlandais ».

— Oh ! vous n'êtes pas Écossais ?

— Pas plus que vous.

Son sourire s'élargit.

— D'ordinaire, les employés passent par l'arrière-cour pour me rencontrer ou prendre leur service, me fait-il remarquer.

— Je ne suis pas une employée.

— Pas encore. Mais même pour un entretien d'embauche, on évite de passer par la grande porte.

— Votre videur ne m'a rien dit à ce propos.

— Une question de bon sens.

Je ne réagis pas à cette pique, même si je sais qu'après mes bourdes, j'ai bien peu de chances d'être embauchée au bout du compte.

— Et si nous passions dans mon bureau, mademoiselle Duval ?

Il s'empare de son verre et le lève à hauteur de mes yeux une seconde avant de le vider d'une traite. Il m'adresse ensuite un clin d'œil qui me rassure... un peu.

[Sous contrat d'édition] Les MacCoy, l'Ogre et le ChardonWhere stories live. Discover now