Chapitre 11

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Je n'aurais jamais cru me sentir aussi soulagée de passer le pas de la porte des Bain.

Il est plus de minuit. Aussi silencieuse que possible, je me glisse dans le vestibule. Elia a laissé allumée une petite lampe pour moi. Ne connaissant pas assez les lieux pour me repérer dans la pénombre, j'apprécie cette petite attention. Je grimpe à l'étage, les jambes lourdes. Je ressens ma fatigue dans mes mollets, mes chevilles et mes épaules. Ma nuque n'y échappe pas non plus. La journée a été longue...

Lorsque je retrouve ma petite chambre, je retire mon chandail après avoir jeté mon sac sur le lit. Tout en me déchaussant, je récupère un legging ainsi qu'un pull fin et très long, puis file dans la salle de bains. Je croise les doigts pour ne réveiller personne en me douchant. Je me glisse sous le jet d'une eau si brûlante que j'ai l'impression que chaque cellule de ma peau se consume. Le temps s'arrête, plus rien n'existe. Je dois cependant fermer les écoutilles de mon cerveau félon pour l'empêcher de broyer du noir.

De ressasser les souvenirs. De vieux souvenirs.

Lorsque ma peau devient insensible à la température de l'eau, je l'augmente encore.

Elle ne doit pas être froide. Jamais.

Je n'aime pas les endroits aussi étroits. Je me concentre pour respirer avec lenteur et m'assieds dans la douche. J'étends mes jambes autant que me le permet la cabine et ferme les yeux. L'eau qui se déverse sur moi me maintient dans le présent. Je force mes membres à se détendre et, par intermittence, j'inspire en gonflant mon ventre puis expire tout en douceur. Quand mes membres sont gourds, paupières mi-closes, je lave mes boucles d'un geste mécanique, puis mon corps. Je ne m'attarde pas ; il ne faut pas. Je sors de la douche et m'enroule dans une serviette. D'une main, je nettoie la buée sur le miroir pour me démaquiller. Elia ne sera pas ravie des traces que je vais laisser... Une mauvaise habitude que j'ai.

J'ôte la serviette éponge et me passe de la crème hydratante. Mes doigts glissent sur mes cicatrices.

Sous ma troisième côte gauche. Coup de couteau.

Juste au-dessus de mon sein droit. Brûlures de cigarette. Trois.

Dans le creux de mes cuisses. Zébrures du fouet. Cinq.

Au niveau de ma hanche. Coup de cutter. Il avait perdu sa dague.

Dans mon dos, d'autres marques. D'un martinet, cette fois. Son préféré. Celui avec les clous.

Les plaies refermées, bien plus petites et discrètes, je ne les compte pas. Elles sont pourtant bien là. Omniprésentes dans ma chair et dans mon âme. Imprimées jusqu'à l'os. Ancrées dans mes tripes.

Je termine, comme toujours, au creux de mes seins. Je suis de l'index la ligne solitaire qui forme une lettre.

Un « C ».

Il a mis du temps à me marquer. Il voulait que ce soit propre, lisse, impeccable. Pour que je n'oublie pas. Jamais. Comme si c'était possible pour mon esprit brisé... Même si ma mémoire s'effaçait, disait-il, je verrais cette lettre et je m'interrogerais, me poserais des questions. Je reformerais le puzzle et replongerais dans l'horreur.

Je m'appuie contre le lavabo. Ma poitrine se comprime, mon cœur bat plus vite. Signe annonciateur d'une crise. Les mains tremblantes, je m'empresse d'ouvrir ma trousse de toilette en quête de mes comprimés.

Inspire. Expire.

Gonfle ton ventre. Relâche.

Détends-toi.

C'est trop tard.

Le passé déferle sur moi, réduisant à néant mes faibles remparts.

— Mais pourquoi vous faites ça ! Je veux ma maman ! Papa ! Papa, où est mon papa !

— Shht, sweety... Shht...

— Vous me faites mal ! Papa ! Papa ! Non, non, NON !

Les échos de mes cris me vrillent le crâne.

Ce sont les hurlements d'une petite fille terrorisée, qui a mal. Si mal, lorsque le mégot s'écrase sur sa peau. Qui s'horrifie de l'odeur qui agresse ses narines. Et personne ne vient. Personne ne l'aide.

— Je suis désolée ! Je vous le jure, je ne ferai plus de bêtises ! Ne me frappez pas ! Papa, papa !

You know what happens if ya' resist me!

— Je ne voulais pas ! Non ! Non ! Pitié ! Papa ! PAPA !

Je me bouche les oreilles au claquement du fouet. Mes dents crissent les unes contre les autres, m'endolorissent la mâchoire.

Mes joues humides me rappellent à l'ordre. Je dois me reprendre avant de m'effondrer.

Mais je ne trouve pas ces foutus médicaments.

En panique, je déverse tout le contenu de ma trousse de toilette dans le lavabo.

Je sens que j'étouffe. Ma poitrine me fait mal.

Secouée de tremblements, je plisse les yeux pour repérer mon anxiolytique. Ma vision est floue. Enfin, je reconnais le contenant à sa forme. Je pousse un hoquet soulagé et verse quelques comprimés dans ma paume. Je les gobe sans verre d'eau. Heureusement, ils agissent vite. Mon corps se remet de sa crise, mon esprit s'apaise dans mon crâne et redevient mon allié.

Je m'effondre à genoux, soudain frigorifiée. Mes tremblements ne se sont pas encore calmés. Je plaque mes poings contre ma poitrine et me recroqueville contre le lavabo. Comme une petite fille.

J'avais pourtant réussi à contrôler mes crises d'angoisse, mes spasmes. À les dominer. Mais aujourd'hui, mes défenses ont été affaiblies.

Et je sais par qui.

C'est en sonnant la retraite d'une bataille perdue d'avance que l'on gagne la guerre.

Caleb MacCoy.

[Sous contrat d'édition] Les MacCoy, l'Ogre et le ChardonWhere stories live. Discover now