Une Vision du Futur

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Cette nouvelle a été écrite dans le cadre du concours "48h pour écrire" organisé par Edilivre en novembre dernier, et dont le thème était "Le Futur". 

Résultat : 68e sur 1200. 

C'est pas si mal, non ? ;D

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Le bruit de la truelle martèle le silence sous la chaleur accablante. Difficile d'imaginer qu'il y a eu une cité ici, un jour. Une vie. Des dizaines de milliers de personnes rassemblées dans ce même endroit, qui s'est mué en désert. Je regarde les efforts des ouvriers soulever des nuages de poussière sur l'horizon d'un bleu nu. Le Soleil est sans pitié ici. Les montagnes dévorent le panorama, rouges sous la lumière du crépuscule. Je comprends la fascination qu'a pu exercer pareil spectacle sur les habitants de l'époque... Lorsque l'Egypte se pare des atours de la nuit, mille et un secrets se dissimulent dans les dunes. L'infini remplit l'œil sans rien lui épargner.

Durant mes premières années d'études, je me souviens que le Professeur Aulis nous enseignait que cette zone d'Afrique sub-saharienne était plus verdoyante, autrefois. On trouvait de l'herbe et des marécages là où dominent maintenant la pierre et le sable. Et puis le désert a planté ses griffes dans cette frange épargnée de l'équateur, et il ne s'en est plus jamais délogé...

Le Professeur Aulis se tient à mes côtés à présent aujourd'hui.

- Benjamin ! s'écrie-t-elle en me faisant signe d'approcher. Prends les fiches de relevés, viens m'aider !

J'obéis pour la rejoindre au bord d'une petite fosse d'un mètre sur deux, tout juste assez profonde pour y enfouir un corps. Et c'est bien un corps que je découvre.

Inconsciente de mon trouble, Aulis attrape les feuilles que je lui tends et entame sa description avec la vivacité nerveuse que je lui ai toujours connue. Moi, je n'appartiens qu'au cadavre. Ce n'est pas la première fois que je vois une momie égyptienne. A l'université, et au cours de mes recherches au musée du Caire, j'ai même eu l'occasion d'approcher les plus grands rois d'Egypte. Mais c'est ma première campagne de fouilles, en tant que docteur fraichement diplômé, et ma toute première momie découverte...

Bien sûr, je ne l'ai pas déterrée de mes mains. Les ouvriers verraient d'un mauvais œil que je m'attribue leur travail et, par assimilation, leur paye. Mais cette petite fille enveloppée d'un linceul m'appelle aujourd'hui, attire mon regard mieux que tous les secrets de son pays désertique. Elle est le secret. Elle semble si petite, la peau brune et flétrie sur son petit crâne lisse, ses longs cheveux teintés de résine rassemblés en une tresse sophistiquée en haut de sa tête. Elle est très belle. Je n'ai jamais connu la répulsion ou la crainte qu'inspire la mort à la plupart des gens. Je vois sur le visage des momies une empreinte de ceux qu'elles ont été, et une sorte de message que les mots sont impuissants à formuler...

Aulis remarque mon attention. J'aperçois un sourire se dessiner sur son visage :

- Ça fait toujours quelque chose, pas vrai ? dit-elle sans porter de jugement.

J'acquiesce sans répondre. Je tente moi aussi de me concentrer sur le relevé de la tombe. La fillette devait être d'extraction pauvre : on l'a déposée à même le sol dans une tombe peu profonde, sans cercueil, sans masque, sans aucune de ces marques d'apparat que l'on retrouve dans les tombes plus au Sud de la région thébaine. Il m'apparait évident, pourtant, qu'elle était aimée. Le tissu de sa robe et du linceul qui la recouvre est grossier, mais on a pris la peine de le broder d'un fin motif en forme de croisillons, qui m'évoque le ciel étoilé. Des bijoux de pacotilles sont pris dans ses cheveux nattés. Une petite amulette protège ses yeux et sa bouche, et, au plus près de son visage, un proche attentionné a déposé pour elle un minuscule pot d'onguent et un peigne en os.

- Sûrement la peste, relève Aulis en poursuivant ses notes.

- Pardon ?

- La peste. On a déjà effectué des prélèvements sur quelques-uns des corps alentours. Il semble y avoir eu une épidémie massive ici.

Elle me dévisage de ses yeux pénétrants :

- Nous portons tous en nous les germes de l'essor et de la chute des civilisations, sourit-elle, nonchalante.

Sa remarque trouve un écho en moi, plus que je ne saurais le dire. Je contemple l'enfant étendue à mes pieds, et je me demande soudain ce qu'elle représente pour mon professeur présent à mes côtés depuis tant d'années. Lorsque je lui pose la question, Aulis prend quelques instants pour réfléchir, ses boucles brunes s'échappant librement du foulard rouge qu'elle a noué pour les relever. L'Egypte lui va bien. L'éclat du désert fait ressortir le vert pailleté d'or de ses yeux, la sécheresse de ses traits pénétrés d'une beauté subtile, insidieuse. Diane Aulis porte son intelligence sur son visage comme on porterait un bijou. L'admiration qu'elle m'inspire m'a toujours empli d'une crainte presque religieuse, avec le désir, absolu, de ne jamais lui faillir.

- Le futur, finit-elle par répondre.

- Le futur ? je répète, incrédule.

- Regarde-la, Ben. Elle est toi, elle est moi. Elle est ce qui nous attend tous en ce monde.

Détournant son attention de moi, Aulis se perd dans la beauté délicate d'une enfant morte depuis trois millénaires :

- Depuis vingt ans, j'étudie la mort à travers les civilisations, dit-elle très lentement. Sais-tu ce que j'ai appris ? Que la mort est le seul phénomène que l'ensemble de l'humanité partage en commun, partout sur la planète, en tout temps et en tout lieu. Elle est la seule certitude que nous possédions tous, dans cette vie si incertaine. Pourtant, aucun phénomène n'a jamais suscité de réactions plus diverses que celui-ci. Quand je regarde cette fillette, je songe à toutes ces réponses que les hommes ont tenté de chercher, qu'ils cherchent et qu'ils chercheront toujours. Je regarde ce qui m'attend. Et j'apprends à l'aimer, plutôt que d'en avoir peur.

A nouveau, elle sourit. Cela transforme son visage de façon extraordinaire. Reprenant mes affaires, je me lève pour commencer le relevé de la fosse voisine. Retracer la sagesse des civilisations disparues. Exhumer le passé, pour y déceler l'avenir.     

Contes MacabresWhere stories live. Discover now