1

436 61 346
                                    

Noé rangea sa montre à gousset.

Il était tard. L'éclat vacillant des lampadaires illuminait la nuit, projetant des ombres difformes sur la façade délavée du Héron Rouge. Le bar était bondé. La chaleur qui régnait à l'intérieur couvrait d'une intense buée les carreaux incrustés de crasse des baies vitrées. Noyé d'obscurité, les navires entassés dans le port berçaient les marins enivrés. Le monde s'était retourné. La misère sillonnait les rues au rythme des cœurs amers.

Emmitouflé dans son vieux manteau, Noé fendait la foule amusée et saoule qui profitait de l'effervescence du quartier pour oublier ses déboires. Les mains plongées dans ses poches, il jetait des regards las aux fêtards. Il était fatigué de ces frasques, aussi éphémères que superficielles, qui servaient de cache-misère aux âmes errantes de la Ville-Basse. De partout autour de lui éclataient des rires forcés, dénués de joie, suintant le désarroi. Retenant un soupir agacé, Noé poussa l'homme ivre qui, chancelant, tentait de sortir du bar, pour se glisser entre les portes battantes.

Noé plissa le nez.

L'endroit était un mélange de corps, de voix et d'odeurs indistinctes, confuses. Des hommes, des femmes se pressaient les uns contre les autres, se penchaient sur d'étroites tables bancales recouvertes de plats à peine entamés et de bouteilles vides. Noé retint un frisson de dégoût et s'avança pour plonger dans cette marée humaine à la recherche de la silhouette trapue de son informateur. Son regard perçant s'agita derrière les larges verres bleus de son masque, tandis qu'il scrutait les visages déformés des buveurs. La musique, brutale et entraînante, faisait trembler le parquet sous ses bottes, remontant vivement le long de son corps vibrant. Il aurait aimé s'arracher à ce piège étouffant, longer le quai et savourer l'odeur de l'orage qui se profilait. Il n'était pas fait pour les caves enfumées et les soirées alcoolisées. Il préférait s'asseoir à la table de la solitude.

Grinçant des dents, Noé s'enfonça un peu plus à travers la mélasse de bras lourds et de corps en sueur. Alors qu'il écartait d'un coup d'épaule un vieillard édenté, il sentit glisser sur lui des regards surpris, inquiets. Il attirait l'attention. Et l'atmosphère se fit tendue, presque hostile.

Noé sourit.

Ils l'avaient reconnu. Sous son manteau élimé, il portait l'uniforme de l'Ordre : un tangzhuang brodé et un pantalon droit, coincé dans de hautes bottes en cuir. Lorsqu'il arriva devant le comptoir, la musique s'était ténue. Des yeux éclatés, striés de veines, le fixaient. Noé ôta son masque de médecin, pareil à une tête de corbeau, qu'il accrocha à sa ceinture. Son visage blafard, traversé par un cache-œil en toile, fit trembler les voyeurs.

Noé avait survécu à la Rouille. Cela lui avait coûté un œil, à défaut d'y laisser sa peau.

Noé était un Corbin.

Un élu du Diable.

Savourant le soupçon de peur qui s'immisçait dans leurs yeux, Noé retira ses gants et s'accouda au comptoir. Rien n'était plus terrible que de mourir aux mains de la Rouille. La maladie s'immisçait sans prévenir, se glissait sous la peau, dans un coin de la tête et gangrenait le corps. Et, avant même que les crevasses apparaissent, la douleur immolait tout jusqu'au dernier souffle.

La Rouille était un prédateur insatiable. Intraitable.

L'épidémie venait de nulle part et s'était répandue comme une traînée de poudre. Dans une tentative désespérée de lui échapper, le Conseil Royal avait scellé les portes de l'immense muraille de la Citadelle pour protéger la Haute-Ville et ses bas quartiers, condamnant ainsi la plupart des campagnes. Pris au piège entres ces murs, le peuple se croyait en sécurité, sans savoir que la Rouille s'infiltrait déjà à travers leurs fissures. Ainsi, tandis que certains Corbins se découvraient, presque malgré eux, d'incroyables compétences en médecine, le reste de ces rares miraculés, tous membres de l'Ordre, étaient chargés de traquer les malades et de les envoyer agoniser à l'extérieur des murs.

OutbreakWhere stories live. Discover now