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Jephté réprima un bâillement ennuyé.

Installé derrière son bureau, l'homme observait du coin de l'œil les passants qui se promenaient derrière les vitrines de son petit magasin. La rue était calme. Les rayons de soleil qui filtraient à travers les carreaux colorés réchauffaient l'intérieur. Jephté laissa échapper un soupir las. Il avait presque terminé sa journée.

Mal à l'aise sur son petit tabouret, le marchand s'étira, puis entreprit de compter ce qui avait rempli sa caisse. Ces derniers temps, ses affaires se portaient à merveille. La devanture de sa petite boutique donnait sur le port et attirait les quelques touristes qui descendaient le fleuve depuis la Haute-Ville. Une poignée d'héritiers oisifs qui visitait les quartiers insalubres des bas-fonds pour satisfaire leur curiosité morbide. Des idiots prêts à dépenser une fortune pour tout un tas de babioles inutiles, la preuve nécessaire pour rendre leur petite expédition au cœur de la misère crédible. Jephté haussa les épaules. Peu lui importait leur raison. Rien ne valait les bourgeois et leur générosité pour renflouer ses fonds.

Un sourire amusé aux lèvres, Jephté fit danser entre ses doigts quelques pièces de monnaie. Peut-être pourrait-il se payer un petit remontant avant de retrouver son horrible femme ? Elle n'y verrait que du feu. L'homme se gratta la tête, puis rangea précieusement son salaire, ou plutôt le pourboire de ses clients, dans la poche de son gilet. C'était ainsi qu'il voyait cet emprunt, que sa compagne considèrerait comme du vol. Mais se servir dans sa propre caisse était-ce vraiment voler ?

Avec un haussement d'épaule, Jephté chassa ses maigres remords. Fredonnant l'air d'une chanson populaire dans la Ville-Basse, il commença à ranger son bureau, encombré d'objets vieillis par le temps, qu'il avait rachetés trop fois rien à des contrebandiers sur le déclin et revendait à prix d'or. Il était occupé à remettre en ordre ses papiers quand les clochettes accrochées à la porte tintinnabulèrent, le faisant sursauter.

Encore un client.

Jephté releva la tête et afficha son plus beau sourire de charlatan, qui se décomposa lorsqu'il aperçut l'homme qui refermait la porte. Sa silhouette se découpait dans les dernières lueurs du jour, projetant son ombre, immense, sur le parquet abîmé. Son manteau noir balayait le haut de ses bottes. Il portait un cache-œil de toile, dont les liens lui barraient le front pour aller se perdre dans son épaisse tignasse brun cendré. Son masque de Corbin à la ceinture, il lui sourit avec insolence.

Noé Becker.

La gorge nouée, Jephté l'observa s'approcher d'un pas lent, souple et silencieux. « La démarche d'un prédateur » songea-t-il, alors qu'il se penchait vers lui, le fixant de son œil translucide, dans lequel le marchand crut apercevoir son reflet.

Jephté grinça des dents. S'efforçant de reprendre contenance, il lança d'une voix mal assurée :

— Alors, comme ça, il t'arrive de te déplacer par toi-même ? railla-t-il. Que me vaut l'honneur de ta royale visite ?

— Je passais dans le coin.

Le marchand se rembrunit, agacé. Noé n'avait pas changé. Dépourvu de tact, il ne se perdait jamais en bavardages. Et, s'il était méprisé dans la Haute-Ville, les bas-quartiers étaient son royaume. Avec une bonne quinzaine d'hommes sous ses ordres, il était respecté des crapules comme des honnêtes gens, malgré ses mauvaises manières et les inquiétantes rumeurs qui lui collaient à la peau.

Jephté redoutait toujours ses visites. La dernière fois qu'il avait visité sa boutique, Noé l'avait fait de nuit. Il avait crocheté la porte, fouillé dans la réserve et était parti en emportant l'intégralité de la caisse. Depuis, il n'avait jamais remis les pieds dans son magasin, préférant envoyer ses hommes. Jephté s'était empressé de raconter sa mésaventure à qui voulait l'entendre dans l'espoir qu'il se murmure aux quatre coins du port que Noé Becker était un homme sans respect ni valeur. Les commérages s'était rapidement essoufflés. Cette rumeur était fondée.

OutbreakWhere stories live. Discover now