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Ruth ravala un sanglot.

Elle avait mal. De partout. De violentes crampes engourdissaient ses jambes, ses bras qui lui paraissaient lourds. Sa nuque était bloquée et sa gorge, sèche. Une douleur entêtante lui remuait le ventre, fouillait ses entrailles à vif. Elle en aurait crié. Pas à pas, elle descendait le grand escalier, une main agrippée à la rambarde branlante, l'autre plaquée contre ses lèvres. L'obscurité régnait dans le couloir, déchirée par les rayons de la lune qui s'engouffraient entre les volets. Le silence était assourdissant et elle était effrayée à l'idée de le briser. De le réveiller.

Ruth grimaça.

Elle avait attendu toute la nuit, blottie sous la couette, le ventre vide, noué d'angoisse. Elle n'avait pas touché au plateau que Jonas lui avait apporté. Les médicaments lui donnaient la nausée. Il lui avait conseillé de se reposer, l'avait bordé comme une enfant. Ruth n'avait rien dit, ne l'avait pas regardé de peur de baisser sa garde. Elle n'avait pu s'empêcher de le trouver rassurant, mais elle se méfiait des ombres qui se cachaient derrière son sourire.

Faisant glisser ses pieds nus sur le parquet, elle s'avança dans le salon. Les battements désordonnés de son cœur l'obsédaient, l'oppressaient. Le sang pulsait à ses oreilles, couvrait le bruit de ses pas. Elle était terrifiée. Et la douleur rendait tout plus pesant, insupportable. Elle devait s'enfuir. Disparaître. Avant que le monstre ne revienne, n'émerge de ses yeux.

Ruth traversa le salon, frôla du bout des doigts le dossier du fauteuil et posa ses orteils sur le paillasson, rêche et poussiéreux. Elle ouvrit la porte. Une bouffée d'air froid embrassa ses joues brûlantes. La ville, noyée dans l'obscurité, ondulait sous la faible lumière des lampadaires. La nuit, habitée par le ronronnement entêtant des usines, se dissipait déjà. La petite maison de Delilah était coincée entre de hauts bâtiments de pierre, noirs de suie, qui s'élevaient aux pieds de l'immense muraille, la toisaient, menaçant. La rue était déserte, hantée par les ombres projetée sur les murs couverts d'affiches déchirées et de graffitis effacés. L'humidité faisait plainer dans l'air l'odeur de la pluie, mêlée à celle des bûchers. L'orage se profilait à l'horizon.

Ruth eut un dernier regard pour Jonas, endormi à l'étage. Puis fit un pas.

Le cœur battant à tout rompre, elle ferma la porte et s'élança dans les rues. Ses pieds nus contre les pavés glacés balayèrent la douleur. Et une bouffée de soulagement la saisie. Elle avait réussi. Les larmes gonflèrent ses paupières. Ignorant la peau qui tire, ses plaies à vif suintant sous les bandages, elle courut. Portée par l'urgence, ce besoin d'être libre, enfin, elle serra les dents et accéléra. Encore.

Elle n'aurait pas d'autre chance.

Ruth filait dans les ruelles. Elle ne savait pas où elle allait. La Cité était un dédale infernal, où rôdaient les chiens, et les ombres. Elle était des leurs. L'idée de s'y perdre ne l'inquiétait pas. Elle était chez elle partout où elle serait libre.

Mais la douleur la rattrapa.

Ruth ralenti, le souffle court. Ses poumons la brûlaient et son corps lui paraissait si lourd. Les coutures sous ses pansements lui sciaient la peau, tendues, brûlantes. Elle avait faim, et froid. Elle frissonna. Elle portait les vieux vêtements de Delilah, un pantalon troué aux genoux et une tunique légère aux motifs délavés. Ruth serra les bras autour de sa poitrine. Elle n'avait jamais choisi ce qu'elle portait et s'en moquait mais, sans qu'elle ne sache pourquoi, elle était mal à l'aise dans ces vêtements-là. Le tissu irritait sa peau, la démangeait. Mais c'était l'odeur qui l'embarrassait. Leur odeur. Celle de Delilah. Et de Noé. Proche du santal, légèrement mentholée. Un parfum qui la répulsait, qu'elle ne pouvait s'empêcher d'aimer.

OutbreakWhere stories live. Discover now