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Noé esquissa un sourire.

L'obscurité dégoulinait sur la ville endormie, dédale de rues désertes, silencieuses. Balayées par la brise, les cendres, crachées par les cheminées encrassées, chutaient des toits, polluaient l'air, tapissant la nuit de flocons de poussière. Les mains dans les poches, Noé déambulait entre les façades noircies de la Ville-Basse. La faible lumière des lampadaires se reflétait sur les verres vermeille de son masque.

Tout n'était que sommeil.

Le port, bercé par les clapotis du fleuve, était hanté par les marins saoules et les silhouettes fantomatiques des ferries. Ses chaussures crissant contre les pavés humides, le Corbin errait, ombre parmi les ombres. À le voir ainsi à raser les murs, il donnait l'impression de sortir d'une auberge et de chercher un chemin qu'il ne connaissait plus. Mais Noé savait où il allait. Ses pas, alourdis par la boue qui imbibait ses bottes, suivaient l'odeur des méfaits et celle de l'argent.

Le quai était plongé dans une absence absolue. Il n'y avait ni bagarre, ni débauche, pas le moindre parfum d'alcool ou d'urine. Rien. Noé ralentit. La garde fluviale était passée par là. Prudent, il observa un instant ce bord de mer tranquille, avant de longer le port.

Les marchands détestaient cet endroit. Situé dans le quartier le plus malfamé de la Ville-Basse, le quai des artisans était le repère des voyous, des voleurs et des prostituées qui y faisaient le commerce et pillaient les navires. La plupart des grands patrons renonçaient à vendre de ce côté-ci du fleuve. Les autres, obligés de passer par l'unique cours d'eau de la Cité pour que leurs affaires fonctionnent, avaient appris à fermer les yeux. Ils étaient là pour vendre, peu leur importait que ce soit à des scélérats plutôt qu'à d'honnêtes gens. Tant qu'ils avaient leur argent...

Noé fronça le nez, amer.

« Argent » était le maître-mot des bas-fonds. Ici, l'argent ne se gagnait pas, il se volait, s'extorquait, s'échangeait ou se dépensait. Souvent, il se perdait. C'était la loi du quartier.

Sortant les mains des poches de son manteau, le Corbin se posta devant un deux mats, aux voiles fermées et au pont désert. Noé jeta un coup d'œil à sa montre à gousset, avant de jouer avec sa chaîne en argent. Pour une fois, il était honnête : il achetait. Il aurait été plus facile d'assiéger le laboratoire à coup de fusil à pompe, mais Noé avait trop d'ennemis dans la Cité pour que l'Ordre lui tourne le dos. Alors, il payait. Et ça le mettait de mauvaise humeur.

Il s'impatientait déjà quand un marin aux larges épaules surgit de l'ombre du ferry. Noé l'avait entendu venir. Le claquement de ses chaussures et sa respiration beaucoup trop forte, comme étouffée, l'avaient trahis. C'était pathétique. Noé réprima un soupir agacé, tandis que l'informateur s'avançait vers lui. Il entreprit de le toiser de toute sa hauteur, mais se raidit en croisant le regard méprisant que le Corbin lui adressa derrière son masque.

— Je viens pour la fille, dit-il d'une voix âpre, sèche.

Le marin, pris au dépourvu, perdit de son insolence et replia les épaules. D'un geste incertain, il fit claquer ses doigts et une seconde silhouette se découpa dans l'obscurité du port. Il resta immobile devant l'embarcation.

— La marchandise est dans la cale, l'informa l'homme.

Noé eut un léger hochement de tête. Sortant de sa poche une bourse remplie de piécettes, il la lança au marin et s'apprêtait à se diriger vers l'entrée du navire, quand l'autre lui barra la route. Le Corbin leva les yeux au ciel.

— Le compte n'est pas bon, reprit-il, le doute perçant sa voix.

— Pour moi, si.

Son calme imprévisible, menaçant, fit tressaillir le marin. Il le dévisagea, un mélange de peur et de colère froissant ses traits, mais il ne se risqua pas à croiser son regard. Le Corbin soupira. Il perdait son temps. Et il détestait ça. Grinçant des dents, il allait s'avancer quand l'homme retrouva son courage et s'exclama :

— Je veux mon argent.

Noé saisit son revolver. Braquant le canon sur le marin, livide, il sortit sa montre. L'heure tournait et il avait encore du travail. Delilah allait encore lui faire des reproches. La nuit serait longue... Tétanisé, l'homme leva les mains en l'air et balbutia des excuses inaudibles. Il n'était guère conseillé de provoquer un membre de l'Ordre. Il le savait. Il jeta un regard suppliant à Noé et fit un pas sur le côté pour le laisser passer.

Le Corbin le gratifia d'une œillade méprisante, puis rangea son arme. Il s'approcha rapidement du ferry et, adressant un signe de tête à l'homme qui se tenait près de l'entrée, s'engouffra dans la cale entrouverte.

Une odeur de pourriture rance le saisit à la gorge, malgré le sachet d'épices parfumées coincé dans le bec de son masque. Il dut attendre quelques secondes pour que sa vue s'adapte à l'obscurité humide qui suintait des parois rongées par le sel. C'est alors qu'il la vit.

Un monstre.

Elle était recroquevillée dans un coin de la cale. Son corps, si maigre et marqué par la maladie, semblait inerte. Ses yeux roulaient sous ses paupières fermées. Elle dormait, plongée dans les ténèbres qui comblaient sa tête. Ses muscles étaient crispés, sa mâchoire serrée et son souffle, saccadé. La fièvre lui rougissait les joues et le front.

Elle se consumait. La Rouille la consumait.

Immobile au centre de la cale, Noé l'observait, impassible. Un mélange de dégoût et d'amertume remuait en lui. Rien ne le répugnait plus que de savoir qu'il lui avait ressemblé. Le Corbin déglutit avec difficulté comme pour ravaler l'angoisse qui lui noua la gorge. C'était la première fois qu'une telle chose arrivait. La première fois qu'il se tenait face à un être humain venant de l'extérieur de la Cité. Du moins, si cette chose était encore humaine.

Prudent, Noé s'accroupit à ses côtés. Luttant contre la nausée, il retira son masque pour ne pas l'effrayer et l'accrocha à sa ceinture. Puis, remontant les manches de son manteau, il posa une main sur son épaule dénudée pour la secouer doucement. Elle ne dormait pas. Il le savait. Pourtant, il ne réussit pas à esquiver sa mâchoire lorsqu'elle se jeta sur lui. Ses dents se plantèrent dans la peau blafarde de son bras, tandis que son regard injecté de sang plongeait dans le sien.

Une bête.

Noé écarquilla les yeux. Plus rien n'existait en dehors de leurs deux corps, leurs deux douleurs mises face à face. Chacun semblait attendre que l'autre esquisse un geste, à l'affût d'une réaction, d'un cri. Le Corbin sourit.

Sans retirer son bras de sa gueule crispée, il posa sa main libre sur son crâne et caressa ses cheveux en bataille. Ses deux yeux, ciels d'orage, le fixait avec intensité. Il n'avait jamais vu d'être aussi défait, aussi brisé. Elle n'était plus rien d'autre qu'une bête, assoiffée de violence, affamée de vengeance. Prête à le dévorer. Elle n'était plus qu'un morceau de chair à vif, qui se meurt. La Rouille s'était nourrie de son corps, comme de son âme, avec une avidité perverse. Mais elle n'était pas folle. Du moins, pas encore.

— Je ne te veux pas de mal, murmura-t-il, surprit par sa propre tendresse. Je suis juste venu te parler.

Elle le dévisageait avec férocité, mais le Corbin sentit sa mâchoire se desserrer. Ainsi, cette bête le comprenait. Elle était encore capable de déchiffrer ses mots, de leur trouver un sens. Affichant un sourire amical pour essayer, en vain, de paraître digne de confiance, Noé allait de nouveau s'adresser à elle, quand une détonation résonna dans le port, le faisant sursauter. La silhouette des marins se découpèrent dans l'entrée de la calle. L'un des hommes, visiblement inquiet, lui intima de sortir. Le Corbin le fusilla du regard, avant de se retourner vers la malade, qui avait libéré son bras pour reculer dans l'ombre, terrifiée. Un animal.

Il devait l'apprivoiser.

Ignorant les petites plaies qui creusaient sa peau, Noé lui sourit encore et repris, d'une voix qui se voulait rassurante :

— Moi, c'est Noé.

La bête écarquilla les yeux. Ses yeux où grondait l'orage. Un déluge de sentiments contraires s'entrechoquèrent dans un coin de sa tête, se brisant les uns contre les autres en une symphonie infernale. Prise par une soudaine pulsion, elle se jeta sur lui, serrant entre ses doigts squelettiques ses mains gantées. Elle approcha son visage si près du sien, qu'il put sentir son souffle tremblant contre ses joues.

Noé eut un mouvement de recul, tandis qu'elle fouillait ses iris translucides à la recherche d'une réponse qu'il ne pourrait lui donner. Alors, d'une voix rauque, abîmée par le silence, elle murmura :

— Emmène-moi sur ton arche.

OutbreakWhere stories live. Discover now