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Jonas passa ses mains sous l'eau froide.

Vidé, il fixait les bouillons impatient qui gonflaient dans l'étroit siphon. D'épaisses coulées de sang tachaient l'émail du lavabo, dégouttaient des manches de sa blouse trempée. Jonas soupira, dépité. L'opération avait été plus longue que prévue, plus difficile aussi. La peau nécrosée retenait à peine le fil une fois l'aiguille passée. Il avait dû s'y reprendre à trois fois pour réussir son premier point et, depuis, il priait pour que les coutures tiennent, que la greffe ne pourrisse, ni ne s'infecte. Il savait que les morceaux de peau couvrant les plaies de Ruth avaient été découpés par Jézabel sur plusieurs malades arrêtés par l'Ordre. Rien d'autre. Et s'ils étaient déjà gangrenés par la Rouille, si Jézabel n'avait pas stérilisé ses outils, si Ruth ne supportait pas l'implantation ? Jonas s'était efforcé d'ignorer les risques, d'endiguer ses doutes, et d'oublier ses questions. Noé n'écoutait personne. Il voulait que Ruth soit réparée. Jonas obtempérait. Et à son réveil, elle serait guérie. Du moins, en apparence.

L'illusion suffirait.

Jonas frotta la paume de ses mains, ses phalanges, gratta la crasse qui avait coagulé sous ses ongles. Le sang avait imbibé ses gans jusqu'à les traverser. Ruth en perdait tellement. Un sang épais, plein de grumeaux, des petits bouts de chair pourrie qui se détachaient, la quittaient. Jonas frissonna. Il connaissait cette douleur, l'impression de s'émietter, d'éclater en un nuage de cendres, si vite soufflé. Le sentiment de glisser loin, tout au fond de ce corps soudain étranger. La Rouille l'avait dévoré.

Et ils lui avaient coupé les jambes.

Jonas croisa son regard dans le miroir. Il était épuisé. Une trace de sang séché colorait sa joue blême. Il l'effaça avec un peu d'eau et, après avoir nettoyé le lavabo, retira sa blouse. Il devait aller voir Ruth, la surveiller, changer ses pansements et lui parler, lui parler pour qu'elle ne sombre pas. Ne pas la laisser seule avec son mal. Et avec le souvenir des coups, des cris, et de ces yeux, consumés par la haine, qui l'avaient écrasée. Les yeux d'un fou. Les yeux de Noé.

Jonas remplit une petite bassine d'eau et y plongea sa blouse. L'eau prit la couleur du sang.

Il serra les dents, la gorge nouée. Il ne pouvait s'empêcher de les revoir, l'un contre l'autre, saturés d'une même colère, se débattre et se déchirer comme des animaux. Leur corps, transis de violence, s'étaient confondus en une boule de chair meurtrie. Ils avaient les mêmes douleurs, la férocité des prédateurs et ce désespoir qui faisait luire leur regard, si amer. Mais si Ruth n'était qu'une bête sauvage, apeurée et avide de vengeance, Noé, lui, s'était noyé. Il s'était laissé dominer par ses démons. Et portait le sourire des vaincus.

Noé savait se montrer cruel. Mais Jonas refusait de le croire mauvais. Ce serait le trahir. Renier ce lien qui les préservait du chagrin, et de la chute. Noé s'était laissé surprendre. Un instant de faiblesse. Mais il gardait le contrôle.

Il devait lui faire confiance, encore.

Jonas se secoua et saisit ses béquilles pour sortir dans le couloir. L'étage était plongé dans l'obscurité. Ses deux prothèses métalliques firent grincer le parquet, raclant le sol à chacun de ses pas, lui arrachant une grimace agacée. Il ne supportait plus cette lourdeur avec laquelle il se déplaçait, mais l'idée de passer ses journées dans un lit le terrifiait. Il aurait eu l'impression de renoncer.

D'être perdant.

Callant ses béquilles sous ses bras, Jonas se traîna jusqu'au pas de la chambre. Il poussa la porte entrouverte. Aussitôt, l'odeur âcre des produits lui souleva le cœur. Un parfum, bien trop respiré, qui lui inspirait autant les larmes soulagées de ceux qu'il avait soigné, que ces nuits d'horreur où, impuissant, il veillait au chevet de malades à l'agonie. L'espoir et la fatalité mêlées, à jamais ancrées en lui. Jonas fouilla les ombres, inquiet du silence opaque, absolu, qui régnait dans la pièce, mais elle était là.

Minuscule dans son petit lit. Allongée sur le côté, les deux bras délicatement posés sur le drap, tiré jusque sous ses aisselles. Son visage blême enfouie dans l'oreiller était chatouillé par de petites mèches blondes effilées. Trois cathéters étaient fixés à ses poignets et sur le dessus de sa main droite. Elle était si maigre que son corps semblait s'enfoncer peu à peu dans le matelas jusqu'à disparaitre sous la couette. Elle avait l'air faible. Fragile, comme une poupée de porcelaine. Et seule, blottie dans un coin de sa tête.

Jonas se laissa tomber sur une chaise.

Elle semblait apaisée. Passant une main sur son visage endormit, il contrôla sa température, puis chercha son pouls. Il devait lui parler, montrer qu'il était là, pour elle. Il songeait à emprunter un livre à Delilah pour le lui lire lorsqu'il perçut un souffle, infime, qui lui fila entre les doigts. Jonas se crispa. Et Ruth ouvrit les yeux.

Jonas cessa de respirer.

Son cœur manqua un battement. Il s'écarta si vite qu'il perdit l'équilibre et fit basculer sa chaise à l'arrière. Il tendit les bras en avant, embrassant le vide. Et Ruth lui attrapa la main. Il y eut un instant de stupeur. Ils se dévisagèrent et, tandis que Ruth se faisait de plus en plus menaçante, Jonas s'efforça de se calmer, retrouver son souffle. Il se redressa et, se réinstallant prudemment sur sa chaise, la remercia d'un petit geste du menton. Ruth le libéra. Elle grimaça, soudain traversée par une vive douleur, et se rallongea avec un soupir. Ses yeux vitreux ne se détachaient pas des siens.

Jonas esquissa un sourire désolé.

— Noé.

Elle avait craché son nom et la colère qui alluma son regard l'effraya. Jonas déglutit avec difficulté, la gorge nouée, avant de lâcher.

— Il n'est pas là.

La rage fut noyée par le soulagement. Ruth ferma les yeux. Dans le coin d'une de ses paupières, si fines qu'elles prenaient la teinte bleuté de ses veines, une larme perla. Elle dévala sa joue, dessina un cercle humide sur le drap. Sa détresse lui fendit le cœur. Incapable de réfréner la culpabilité qui l'oppressait, Jonas se détourna.

— Il n'a pas été gentil, bredouilla-t-il.

Le yeux baissé sur ses mains crispées, nerveuses, qui trituraient le coin de sa chemise, il avait l'air d'un enfant. Il le savait, se sentait pathétique. Et impardonnable. Ruth eut un petit rire, défait, chargé de mépris. Ils lui avaient fait du mal. Ils lui en feraient encore. Car Noé ne s'arrêtait pas. Il ne plierait pas face à la haine, la peur, la cruauté. Il venait de le comprendre. Et puisqu'il s'était promis de le suivre là-bas, loin, et jusqu'à l'échec, il serait coupable. Coupable, et pourtant si fragile. Démuni devant ses propres contradictions. Jonas fronça les sourcils. Il acceptait d'être complice, mais pas cruel. Jonas retrouva son regard. Elle ne l'avait pas quitté des yeux.

Il prendrait soin d'elle.

Et si leur remède ne la tirerait pas des bras de la Rouille, il ferait en sorte qu'elle n'en souffre plus. Qu'elle puisse vivre, ne serait-ce qu'un temps infime, une fraction de joie. Allumer les ombres. Ces ombres, foule de fantômes égarés, qui hurlaient dans un coin de sa tête. Apaiser la Bête, l'empêcher qu'elle ne lui mange le corps. Qu'elle ne lui coupe les jambes.

— Tu crois pouvoir me soigner ?

Sa voix lui fit l'effet d'un coup de poing. Elle le scrutait, fouillait ses yeux, le moindre pli de son visage. Cherchait un peu d'espoir, malgré sa terrible lucidité. Comme si elle avait lu dans ses pensées. Jonas ouvrit la bouche, surpris, mais dût réfléchir avant de répondre. Elle flairait les mensonges. Il ne pouvait cependant pas se résigner à avouer, dire cette vérité qu'ils redoutaient tous les deux.

— Je ne sais pas... commença-t-il.

La lueur d'espoir vacilla dans son regard. Jonas hésita. Son cœur se serra.

— Je promets d'essayer.

Ruth se troubla. Ses yeux s'agrandirent, si clairs une fois l'orage évaporé. Elle sourit. Et Jonas sut qu'il l'avait trouvée, cette enfant, cette femme abusée, abîmée, qui survivait, défiait les hommes, les autres, et la Bête. Sa Bête. Mais alors qu'il lui rendait son sourire, il aperçut les fantômes et l'ombre de la déception ruisselant sur ses joues, comme autant de larmes qu'elle ne versait pas.

L'illusion ne suffirait pas.

OutbreakWhere stories live. Discover now