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Zoé se calme lentement.

Elle a passé de longues minutes à commenter le match avec Antoine et Danaé, à dire à quel point c'était bien, à quel point elle a eu peur au moment où l'Argentine menait au score, à quel point elle est soulagée et heureuse. Elle n'a aucun besoin de le dire, ça se voit à la façon dont elle agite les mains en applaudissant, en souriant largement, en s'agitant sur place. Alceste reconnaît les symptômes : épisode maniaque. Ça lui arrive souvent, notamment lors des grandes journées comme celles-ci où elle a eu beaucoup de stimulation sensorielle, de sollicitation sociale. Et de l'alcool aussi. La plupart du temps, elle sait gérer : elle est joyeuse, mais suffisamment pour que ça paraisse « normal », que ça ne soulève aucune question, qu'on pense juste qu'elle est comme ça. Merci les médicaments. Quand elle a commencé à envisager le fait d'aller à République pour profiter de la fin de la marche des Fiertés, il a fini par lui prendre la main et la forcer à l'installer à côté de lui et de Camille. Parce qu'ils se connaissent bien, elle a compris que c'était le moment de se calmer. Elle a continué sa logorrhée verbale, mais avec la tête sur l'épaule d'Alceste et plus doucement, presque en chuchotant.

L'épisode se taiera de lui-même, avec un peu de chance.

« Qui veut une bière ? demande Juliette. »

Zoé lève la main, semblant ignorer les six qu'elle a bues durant le match, suffisantes à la rendre ivre. Alceste n'a pas la foi de lui refuser, mais, attentif, il rajoute :

« C'est la dernière. Après, on rentre.

— D'accord, monsieur Beaumont, répond sagement Zoé, récupérant son du. »

Alceste accepte lui aussi une bière tout en levant les yeux au ciel face au surnom donné par sa copine : elle l'appelle tout le temps « monsieur Beaumont » quand il se comporte de façon plus raisonnée qu'elle, ce qu'il se passe souvent parce que Zoé n'est pas spécialement quelqu'un de raisonné.

« Avec Zoé et Camille, sur tes épaules, on dirait un père et ses enfants, rajoute Danaé, fort à propos. »

Alceste ne retient pas un deuxième roulement de yeux, expression qu'il a adoptée à cause de sa mère, l'agacement incarné mais socialement acceptable. Zoé ronchonne à propos du fait qu'on ne fait pas l'amour à son père, à part dans les morales freudiennes mais plus personne ne l'écoute. Ils ont éteint la télévision et mis une musique plus calme que les cris des supporters, qui couvre presque le monologue de Zoé.

« Vous faites quoi, demain ? demande Antoine, pour relancer la conversation.

— J'ai prévu d'aller boire un verre avec Salim, si mon foie tient encore, répond Juliette.

— Ça avance avec ce gars, d'ailleurs ? dit Danaé, soudainement très intéressée. »

Zoé se tait contre l'épaule d'Alceste : de temps à autre, elle boit une gorgée de sa bière, mais avec effort, comme si le geste d'amener la bouteille à ses lèvres étaient insurmontables. Camille, lui, s'est endormi : c'était à prévoir. Il finit toujours par s'endormir, épuisé par la vie, par la sociabilité. Alceste, quant à lui, suit la conversation d'une oreille distraite : peu lui importe les aventures de Juliette et Salim, du fait qu'ils se draguent depuis un mois, mais qu'à part un bisou à une heure du matin, Juliette n'a rien eu de plus.

« Et toi, Alceste, tu fais quoi demain ? demande Juliette, désireuse d'en finir avec le récit de ses piteuses aventures avec Salim. »

C'est comme le tirer de son sommeil : l'attention d'Alceste était concentré sur Zoé et Camille, leurs têtes sur son épaule, leurs respirations, mais on le ramène à la réalité et au fait qu'ils ne sont pas seuls dans la pièce, qu'ils ne sont pas seuls au monde.

« Si tout va bien, je dois déjeuner avec ma famille demain midi.

— Si tout va bien ? relève Danaé. »

Alceste n'aime pas la façon qu'a Danaé de relever tous les détails, de s'intéresser à toutes les histoires, de faire la pie, à la recherche d'une information plus brillante que l'autre, qu'elle pourrait chérir. Il la connait depuis deux ans et sait que c'est inhérent à sa personnalité d'indiscrète, de pipelette, de commère. C'est le mot qu'utilise Zoé, à haute voix, pour répondre à la question de Danaé. Elle dit exactement ça :

« Tu es une commère. »

Et ça sonne à la fois comme une insulte et à la fois comme un compliment – le côté compliment échappe à Danaé qui se défend, avec un peu trop de véhémence :

« C'était juste une question !

— Tu veux surtout savoir ce qu'il peut se passer mal dans la vie d'Alceste pour qu'il échappe à son déjeuner de famille. Tu vas établir des hypothèses, la gueule de bois, un problème de transport, une urgence, tout ça pour satisfaire ton côté commère. »

Le compliment est passé par la trappe de tact : la manie se lance dans l'honnêteté sans filtre, un peu sale, un peu méchante. Tout le monde se tait, même Danaé qui trouve soudainement ses mains plus intéressantes que le reste de sa vie.

Alceste finit sa bière et réveille doucement Camille.

« Je pense qu'on va y aller, nous, dit-il doucement à ceux qui veulent bien écouter.

— J'ai pas fini ma bière, proteste Zoé.

— Tu la prendras pour le trajet, tant pis. »

Par chance, Zoé ne continue pas sur la protestation : elle se redresse et se lève. Ses mouvements sont fébriles et elle parvient on-ne-sait-comment à ne pas renverser la bière sur le sol. Les deux garçons suivent le mouvement et le défilement des bises et autres poignées de main se termine sur un sourire d'excuse de la part d'Alceste à Juliette.

« Désolé, lui murmure-t-il.

— On a l'habitude. »

Ils quittent l'appartement, titubant presque à cause de la fatigue et de l'alcool.

Champions de leur monde.Where stories live. Discover now