Champions de leur monde.

13:16

« Camille, t'exagère, t'es à ton troisième Coca. Tu vas avoir du diabète, dit Cameron-fille, en expirant sa fumée de cigarette à l'extérieur du petit appartement. »

Camille ne répond pas à la provocation de Cameron-fille : il se contente de boire plusieurs gorgées du précieux soda dont le rôle est d'énergiser son corps grâce au sucre, ce qu'il commence tout juste à faire. Cameron-garçon, lui, n'a pas hésité un instant à ouvrir une bière quand il a vu Camille sur le pas de la porte. Tant pis pour l'heure, il a décrété que c'était « toujours l'heure de l'apéro quelque part ». À bien des égards, les deux Cameron, qui se partagent un appartement de quinze mètres carré à côté du sien, ont un rythme de vie bien moins sain que le sien. Mais ils sont toujours là pour gentiment critiquer sa façon de boire trop de soda, ou sa relation à trois, ou même son travail de caissier. Ils sont comme ça, les Cameron : ils titillent gentiment, ils en font trop, ils le charrient, puis, parfois, le protègent.

Camille n'aurait pas rêvé meilleurs voisins. Même s'il aurait préféré des voisins aux activités plus légales.

On ne choisit pas ses voisins, se répète-t-il en regardant Cameron-garçon.

Pour une fois, pas de drogue sur la table basse, ni de liasses de billets qui prouveraient qu'il se passe dans ces lieux de choses pas très louables. Pour l'heure, il n'y a que des fiches Bristol, des carnets ouverts et des photographies sur papier glacé. Cameron, entre deux gorgées de bière, note quelques phrases sur une autre fiche, relit ce qu'il a déjà écrit, croise les informations. Il a l'air si concentré que, quand il prend la parole, Camille sursaute :

« Ton mec sait qui est Evelyn Dumont ? On manque d'informations sur elle. »

C'est toujours étrange d'entendre parler d'Alceste en ces termes. Ton mec. Il y a comme quelque chose qui ne colle pas entre Alceste et ce terme, trop familier, trop nonchalant pour le décrire. Mais Camille ne le dit pas. Il réfléchit quelques instants, pour vérifier si le nom lui rappelle quelque chose, s'il est lié de près ou de loin à la sphère d'Alceste, familiale ou professionnelle. Puis, il hausse les épaules.

« J'en ai aucune idée. Je pourrais lui demander si tu veux.

— On va voir ce soir si on la croise déjà, mais on veut bien que tu lui demandes, répond-t-il avant de replonger dans ses fiches. »

Camille hoche la tête, ce que seul Cameron-fille remarque puisqu'elle a fini sa cigarette et qu'elle rejoint le duo. Elle reprend la bière qu'elle a laissée avant sa pause et se tourne vers Camille, un sourire aux lèvres. Le genre de sourire qui dit « tu n'auras pas la paix avec moi, désolée d'avance ».

Il les côtoie depuis deux ans, suffisament pour avoir appris à décrypter leurs expressions et leurs modes de fonctionnement.

« Tu nous accompagnes ce soir ? On a besoin de ta mémoire pour notre cible.

— Qui est la cible ?

— Edouard Le Gal, un trentenaire héritier aux relations sexuelles débridées.

— Ton genre de cible préféré, suppose Camille.

— Tu as tout compris ! s'enthousiasme la jeune fille. »

Cameron-garçon lui tend une fiche récapitulative de la cible : Camille n'en a pas besoin. Il sait déjà qui est Edouard Le Gal, parce que le nom est revenu régulièrement dans leurs recherches. Il a mémorisé quelques informations sur lui, par mimétisme. Il parcourt la fiche des yeux, néanmoins, pour consolider ce qu'il a retenu.

« Ce soir, je suis chez Alceste, avec Zoé. Elle a fait une crise maniaque ce week-end donc on attend la suite des événements.

— Evénements. En voilà un drôle de mot pour décrire la bipolarité de Zoé.

— Vous utilisez bien le mot cible pour décrire le mec que vous allez faire chanter contre de l'argent.

— Un point pour Cami, annonce Cameron sans pour autant relever la tête.

— D'accord, je me tais, je dis plus rien, annonce l'autre Cameron. »

Les deux garçons échangent un sourire : Cameron ne tiendra pas deux minutes avant de reprendre la parole. Deux minutes, grand maximum.