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Zoé déblatère.

« Tu vois, c'est comme Antoine. C'est typiquement le genre de mec à être un mec. Ça se voit. Il parle comme s'il avait la science infuse, comme s'il savait tout mieux que tout le monde. Souviens-toi quand il a voulu me tester sur les règles du hors-jeu. C'est à cause des types comme lui que j'ai dû apprendre les règles du hors-jeu. Pour pouvoir répondre des trucs, comme, c'est quand le joueur est placé derrière le dernier défenseur au moment de recevoir la balle. Bah lui, c'est le genre de mec qui dit qu'on dit ballon et pas balle. Mais qu'est-ce que je m'en fous, de toute façon, je sais ce qu'est un hors-jeu mais je les repère jamais. J'attends le drapeau de l'arbitre, comme tout le monde. Et je regarde les ralentis. Lui il te crie qu'il y a un hors-jeu, tout fier de l'avoir remarqué en même temps que les commentateurs. Bah, bravo Antoine, mais fais attention à ton verre. Un jour, j'y verserai du Xanax pour que tu te taises et tu ne vas pas pouvoir m'en vouloir. Tu m'agaces. Alceste, tu m'écoutes au moins ? »

Avec les « tu » lancés dans le vide, de sorte qu'on ne sait plus de qui elle parle, à qui elle adresse les mots, il n'y a qu'avec son prénom qu'Alceste peut réagir. Assis sur le lit, mains croisés derrière la tête, il répond « oui » sans être persuadé que Zoé ne l'entende, ou qu'elle en ait vraiment quelque chose à faire. Il n'a pas d'autre choix que de l'écouter, au moins à moitié, pour pouvoir lui répondre quand elle le demande. Il se doit d'être toujours attentif, même si la fatigue le rattrape au moment où il y a un creux dans son monologue. Pour la relancer. Pour la faire exister ailleurs que dans le vide de la nuit.

« C'est marrant, parce que le football, j'ai commencé à regarder grâce à Griezmann. On va pas se mentir, il est beau. Il a les cheveux blonds et les yeux bleus, et j'aime les gens blonds aux yeux bleus. J'aime aussi les bruns aux yeux marrons, comme Camille, mais... En tous cas, c'est grâce à ce joueur, et je sais qu'on pense que maintenant, je regarde toujours grâce à lui, alors que c'est faux. Les matchs de son club, par exemple, je m'en fous. Et s'il joue pas, je regarde aussi. Pourquoi on en veut aux filles de regarder les matchs pour la plastique des joueurs ? Il faut bien se mettre quelque chose sous la dent quand le match est calme, qu'il n'y aucune action, que ça se fait des passes qui n'en finissent plus. Alors, là, oui, je regarde les joueurs mais faut pas m'en vouloir. Je crois qu'Antoine m'en veut. Il aimerait que je sois comme lui, un mec. Mais j'ai pas envie d'être un mec. Pas que ça me dérangerait, pour l'argent et la parole, mais j'aime être une fille. Une fille qui regarde le foot. J'ai le droit, non ? Alceste, j'ai pris mes médicaments ce soir ?

— J'attendais que tu aies fini pour te les donner, chaton. »

Zoé arrête d'arpenter l'espace de long en large et en travers et se place devant Alceste, un peu penchée. Il y a toujours ses mains qui font des gestes dont elle n'a pas conscience, reprenant le discours désormais silencieux. Mais la voix s'est tue et elle semble se concentrer pour dire :

« Je les veux bien maintenant, je sens que je t'ennuie. »

Elle rejette toujours la faute à son prétendu manque d'attention quand elle se perd dans ses manies. Alceste ne s'en formalise pas. Il va chercher les médicaments de Zoé : c'est lui qui s'en charge, surtout dans ces moments-là. Sinon, Zoé ne les prend pas, ou en prend trop et fait n'importe quoi. Alors, quand ils sont ensemble, il veille et la regarde avaler les comprimés qui vont lui permettre de dormir un peu, avec de la chance. Ensuite, ils vont se coucher dans le lit : Camille dort depuis une heure et Alceste le pousse un peu pour qu'ils aient de la place.

Zoé se met à chuchoter dans le noir et toujours dans le vide.

« Tu penseras à me faire un mot demain, si tu pars avant que je me réveille. Ou à dire les choses à Camille, s'il est réveillé. Pour que je sache. Pour pas que j'oublie. Et tu diras à ta mère que je lui passe bonjour. Que j'ai pas pu venir parce que c'est au-dessus de mes forces de faire semblant en ce moment. De toute façon, elle ne m'aime pas. Toi, tu m'aimes, Alceste ?

— Oui je t'aime, Zoé.

— Alors je suis contente. Je vais fermer les yeux et me taire, n'est-ce pas ? Et si je veux parler, je parlerai au chat.

— On a pas de chat, Zoé.

— Bah je parlerai au vide. C'est un peu toujours ce que je fais.

— Mais non, je t'écoute. Tu n'auras qu'à me réveiller pour parler. Mais pas trop fort, Cami dort.

— Oui on va faire pareil. Tout de suite. Maintenant. Laisser le vide tranquille.

— Bonne nuit, chaton.

— Bonne nuit, chaton. »

Champions de leur monde.Where stories live. Discover now