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Alceste a beau connaître les dimanches midis en famille, il reste toujours étonné de la scène devant ses yeux : une petite vingtaine de personnes, habillés dans des teintes claires, avec des vêtements bien repassés, un air propre, droit, carré. Aucune fantaisie n'est autorisée dans le jardin des Beaumont, ni même dans la vie des Beaumont. Tout le monde se rassemble, tout le monde s'assemble. Coupe de Champagne à la main, les invités conversent déjà de ce qu'ils connaissent le mieux : la vie mondaine. L'argent, les affaires, la luxure, l'économie, la politique – de droite bien sûr, et tous ces sujets qui prouvent qu'ils viennent d'un monde où la pauvreté n'a pas sa place. De même que les jeunes hommes sortant avec deux personnes à la fois.

Alceste se dirige vers ses parents qu'il embrasse mécaniquement. Ils échangent quelques futilités et il s'estime heureux de n'avoir le droit à aucune remarque sur sa tenue. Même un pli de travers aurait été relevé par sa mère, toujours d'attaque pour critiquer son fils. Le jeune homme récupère bien vite une coupe de Champagne, pour survivre au déjeuner, qui n'est un déjeuner que dans la version officielle. Il s'agit plus d'un brunch, d'un cocktail, de quelque chose où ils vont passer leur temps à boire et grignoter en parlant, en débattant et en faisant briller leur Rolex sur leurs poignées.

Au bout de cinq minutes, Alceste en a marre. Heureusement pour lui, sa grande-sœur le rejoint. Malheureusement pour lui, elle est accompagnée de sa cousine, Eléonore. Les bises sont faites sur le même standard que toutes : calculés, millimétrés, avec le bruit des lèvres en silence, parce que c'est vulgaire de bruiter la bise.

« Alors, petit frère, tu nous offres enfin ta présence ? »

Sa sœur, Flore, est blonde, belle, et immensément dans son rôle. Elle est la version améliorée de leur mère : là où chez madame Beaumont, il n'y a que du mépris, de la critique, de l'apprêté, chez Flore, tout devient plus joli. Alceste a compris récemment qu'il tenait son cynisme d'elle : ça lui a échappé durant l'adolescence, pensant naïvement que c'était un trait de personnalité unique, mais ce n'est pas le cas. Alceste aime sa sœur, c'est d'ailleurs la seule personne de sa famille qu'il aime ; le reste, il tolère, il fait semblant. Les liens du sang ne sont pas si importants que les Beaumont aiment le penser. Seuls comptent les liens de l'argent qui rechargent même les amitiés crasses, les sales histoires et les arnaques.

« Tu me manquais. Eléonore, ravi de te revoir, adresse-t-il à sa cousine tout aussi blonde qu'eux. »

Alceste ne se fait pas d'illusion : dans sa voix transpire le mensonge, qu'il n'a pas cherché à combler avec l'hypocrisie ambiante. Eléonore s'en rend compte et son joli minois se contracte dans une grimace de mépris, la même que la plupart des dames au alentour. Une expression horrible pour une si jolie jeune fille.

« On m'a dit que tu avais validé ton master 1 de droit pénal avec mention. Félicitations, répond-t-elle avec un sourire. »

Pour tout le monde, ceux qui ne font pas attention aux ombre sur le visage, le compliment paraît sincère. Pas pour Alceste. Eléonore méprise son choix de filière, arguant que le droit public aurait été plus prestigieux, que le pénal ne payait pas assez. Il s'en moque. Si Eléonore savait tout ce qu'Alceste faisait « pas correctement » dans sa vie, elle s'étoufferait avec son dégoût. Par respect pour la vie de sa cousine, il taira donc sa vie privée.

« Tu as fait le tour des invités ? demande Flore. »

C'est un échappatoire : les deux cousins s'étaient lancés, comme à leur habitude, dans un combat de regard où l'un pourrait tuer l'autre sans en ressentir la moindre culpabilité. Alceste regarde sa sœur et secoue négativement la tête.

« Pas encore, je me laisse le temps.

— Tu devrais aller voir Charlie, il a un nouveau tatouage qui est en train de rendre la foule folle. »

Dans sa façon de parler, on ressent l'éducation de Flore : la manière qu'elle a d'articuler « foule folle » sans un balbutiement, clairement, prouve qu'elle a passé de longues heures à écouter les adultes parler et qu'elle a copié toutes leurs manières. Avant de se les approprier et en faire sa marque de fabrique.

« Tu viens avec moi ? demande Alceste à sa sœur.

— Avec plaisir. »

Avec cet échange, Alceste exclue volontairement sa cousine qu'il n'aime pas. Elle ne semble pas être dupe de ce manège mais il s'en moque totalement. Alors qu'ils s'éloignent, l'un de ses petits cousins tombent sur l'herbe et les pleurs s'élèvent dans l'assemblée : la mère, surprotectrice, accoure vers son enfant. Flore lui enfonce le coude discrètement dans les côtes.

« Ne lève pas les yeux au ciel, chaton. »

Même le surnom « chaton », il le tient d'elle.

« Je n'aime pas cette extravagance. Le gosse va bien, c'est bon. »

Il ne comprendra jamais cette protection extrême : jamais ses parents ne se sont inquiétés pour ses blessures. Seulement des pantalons salis.

Champions de leur monde.Where stories live. Discover now