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Ils se sont cachés comme des adolescents pour fumer en cachette. Là, dans un coin du jardin à l'abri des regards et des conversations d'adulte - quand bien même ils le sont, Alceste, Flore et Charlie sont ailleurs. Le trio a toujours été bon pour échapper aux conventions sociales dès qu'ils en ont marre de toute cette mascarade savamment orchestrée. Flore a emprunté pour une durée indéterminée une bouteille de champagne au groupe de serveurs : elle a utilisé le terme « emprunté » pour ne pas dire voler ; voler est un terme que n'utilisent pas les gens de leur rang, la bourgeoisie, la jeunesse dorée. En la voyant ramener la bouteille avec un sourire d'enfant qui vient de faire une bêtise, il a levé les yeux au ciel, ce qui lui a valu une frappe légère de la main de la part de sa grande sœur : la frappe légère est la seule marque de violence qu'elle s'autorise. Malgré tout, Flore est une jeune femme sage.

Elle expire la fumée de sa cigarette fine à la figure de Charlie qui grimace, en lui rendant néanmoins la pareille.

« Tu as failli donner une crise cardiaque à trois grands-mères avec ton tatouage, dit-elle avec un petit sourire narquois. »

Charlie éclate de rire : tout le monde est courant de son nouveau tatouage, qui a fait l'effet d'une petite bombe dans la normalité de leur société lisse, où tout le monde se ressemble. Le tatouage pour autant n'est pas énorme : il s'agit seulement d'un enchaînement de ligne plus ou moins épaisses sur sa manchette. La signification échappe à Alceste, qui y voit donc une métaphore de la vie ; il n'a pas envie de poser la question à Charlie. Charlie est plus âgé que lui, beaucoup plus libre et sauvage : à coup sûr, il ne répondrait pas. Ou il inventerait un de ses mensonges tellement convaincants que la curiosité d'Alceste en serait satisfaite. L'un ou l'autre, la réponse serait bâtie sur du vide, sur du rien et Alceste n'en a aucune envie.

Il boit une gorgée de champagne et il laisse sa sœur et son cousin parler. Tout ça ne lui appartient plus.

« Et encore, t'as pas vu la tête de ma mère quand elle l'a vu. J'ai cru qu'elle n'allait pas m'autoriser à venir.

— C'eût été dommage. Un peu d'animation dans les garden parties de mes parents !

— Je comptais sur Alceste pour mettre l'animation, aujourd'hui. »

Alceste relève les yeux de son téléphone portable, vide de toutes notifications de message ou de réseaux sociaux. Il est étonné d'entendre son prénom, qu'on l'intègre à la discussion. D'habitude, ils parlent sans se soucier de lui, à part pour se moquer gentiment d'un épi dans ses cheveux ou de son silence.

« Pourquoi aurais-je mis de l'animation, aujourd'hui ? »

Il se rend compte qu'une heure et demie dans sa famille et il reprend leurs tics de langage, comme inverser le verbe et le sujet dans une question : il se donne l'effet d'un jeune homme à la trop bonne éducation, ce qu'il a tendance à oublier avec Zoé et Camille où il parle comme un jeune homme de vingt-trois ans basique.

« Grâce à ta journée d'hier. Tu aurais pu leur raconter. »

Le sous-entendu n'est même pas voilé, et Alceste se contente d'une autre gorgée de Champagne pour ne pas être confronté au regard moqueur de Charlie et celui, inquisiteur, de Flore.

« Il s'est passé quoi, hier, qui a le mérite de faire défriser les permanentes de nos mères ? demande Flore, à qui rien n'échappe.

— France/Argentine, on a gagné, répond Alceste avec un naturel déconcertant. »

Il déteste mentir à sa sœur, mais il n'a pas le choix ; et Charlie le regarde toujours comme s'il savait, pour tout, pour les drapeaux colorés, pour les relations à trois.

« Tu mens, Alceste, juge, à raison, Flore. Il s'est passé quoi, hier ?

— Je viens de le dire.

— Un match de football ne suffit pas à me convaincre.

— Demande à Charlie ce qu'il voulait dire, alors. Je pense que ça nous fera gagner du temps à tous les trois. »

Renvoyer la conversation à Charlie n'est pas et ne sera jamais une bonne idée, mais l'écran de son téléphone brille. Un message de Camille. Il n'a plus le temps d'essayer de rassurer sa sœur sur quelconque activité. Il s'éloigne légèrement pour lire le message, et tant pis si c'est suspect, tant pis si sa sœur lui pose des questions, tant pis si Charlie continue de le regarder fixement avec l'air de celui qui est au courant.

« Zoé est réveillée. Je crois qu'elle ne va pas très bien, mais c'est gérable, ne t'en fais pas. Reviens nous vite, tu nous manques. »

Sans se soucier des voix de sa sœur et de son cousin qui parlent de lui et son SMS secret, Alceste répond rapidement.

« Je reviens dans deux heures grand max. Bisous. »

L'échange terminé, il prend une cigarette à Charlie et dévie la conversation habilement sur les études de Flore, toujours intarissable sur le sujet.

Peu importe la frustration des uns et le silence des autres : dans leur monde, il faut savoir concilier la politesse et les grands secrets.

Champions de leur monde.Where stories live. Discover now