5 : ALESSANDRO

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Palais shogunal

— C'est incroyable !

Alessandro se pencha un peu vers la fenêtre de la diligence affrétée pour eux, pour mieux observer l'édifice qui dissimulait l'horizon. Il approchait du château le plus incroyable qu'il ne lui ait jamais été donné de voir. La résidence se tenait au sommet de la colline bordant Kyoto, dominant ainsi chaque bâtiment de la cité. Malgré la distance à laquelle leur diligence se tenait du complexe, Alessandro devinait qu'il était étendu sur une superficie défiant son imagination, et comportait de nombreux bâtiments. Mais le point le plus frappant du domaine était sans aucun doute l'immense tour de six étages qui semblait se tenir en son centre.

Le samouraï chargé de leur protection eut un sourire face à l'émerveillement à peine dissimulé du jésuite. Hyacinthe, quant à lui, semblait moins impressionné par l'édifice, certainement trop habitué à vivre dans son ombre depuis une dizaine d'années.

Le responsable avait en effet lui aussi été convié chez le shogun, en tant qu'interprète. Celui-ci avait profité de leurs deux jours d'attente pour lui donner un cours très condensé des règles de la courtoisie à la japonaise.


Pedro était évidemment aussi présent, mais ne se trouvait pas à l'intérieur de la diligence envoyée par le shogun. Hyacinthe avait demandé à l'esclave de rester à l'extérieur de la cabine, assis à côté du chauffeur. Le domestique s'était plié aux ordres sans protester, puisqu'il s'agissait des règles d'usage.

Et dire qu'Alessandro avait autorisé Pedro à voyager et dormir à ses côtés, tout au long leur semaine de voyage en solitaire entre Kobe et Kyoto... Le jésuite dissimula un sourire en imaginant la réaction qu'aurait Hyacinthe s'il l'apprenait.

La diligence finit par s'immobiliser à l'entrée du domaine. Le samouraï ouvrit la porte de la cabine en expliquant la situation aux voyageurs, via la traduction de Hyacinthe :

— Il dit que le véhicule ne peut aller plus loin. Il faut faire le reste du trajet à pieds.

Effectivement, devant les chevaux se trouvait désormais un escalier aussi long que large, qui montait jusqu'au sommet de la colline.


Les quatre hommes montèrent donc le reste de la colline à pieds, traversèrent successivement les ponts surmontant 3 douves, passèrent à travers les hauts murs d'enceinte, parcoururent un magnifique jardin d'intérieur, sillonnèrent des chemins étroits et labyrinthiques, avant d'arriver enfin en vue de l'entrée de la tour centrale.

— Ce château est le refuge idéal en cas d'attaque, remarqua Alessandro en observant les meurtrières découpées dans les murs de la tour.

— Quand je vous disais que ce territoire est en guerre permanente depuis une centaine d'années... répondit Hyacinthe en portugais.


Les domestiques qu'ils croisaient sur leur chemin dévisageaient Pedro avec des yeux ronds. D'autres accouraient aux fenêtres des bâtiments pour observer leur cheminement depuis leur poste de travail. Un groupe d'apprentis guerriers s'interrompirent en plein entraînement pour les regarder passer. Certains des passants, en majorité des enfants, leur emboîtèrent même le pas tout en restant à une distance respectueuse du groupe d'étrangers. Le principal destinataire de toute cette curiosité se contentait d'observer les bâtiments avec intérêt, ignorant contentieusement toute l'attention qui était portée sur lui.

Lorsqu'ils arrivèrent enfin au pied du dojo central, un petit attroupement les attendait devant. Le samouraï articula une phrase courte, avant de se prosterner aux pieds de l'homme se trouvant en son centre.

— Le shogun ! traduisit Hyacinthe. Saluez-le.

Alessandro et Pedro s'inclinèrent à leur tour profondément face à l'homme, qui leur rendit leur salut avec un simple hochement de tête.


Alessandro observa le souverain avec curiosité : il semblait au moins aussi âgé que le vicaire Joseph, mais était, contrairement au chef des jésuites, dans une forme physique impressionnante. Ses traits étaient sévères, ses cheveux noirs coiffés en un chignon protocolaire très serré, et malgré son kimono richement brodé d'or et de soie, deux sabres étaient solidement attachés à sa ceinture. Aucun doute n'était possible, cet homme était bien un militaire.

Alors que leur guide rejoignait le petit groupe de samouraï qui l'entourait, le seigneur parla d'une voix aussi charismatique que son apparence était martiale :

— Le shogun nous remercie d'avoir accepté son invitation, traduisit Hyacinthe. Il vous demande si Kyoto est à votre goût.

— Tu peux lui répondre que c'est le cas.


Après avoir accueilli la réponse d'un hochement de tête, le shogun se tourna vers Pedro. Il l'observa des pieds à la tête, visiblement impressionné par le fait qu'il mesurait presque trois têtes de plus que lui. Une fois son inspection terminée, il lui posa une question.

— Le shogun te demande si...

— J'ai compris sa question, coupa tranquillement Pedro.

L'africain répondit à son tour directement au shogun, dans un japonais un peu hésitant.

Alessandro écarquilla des yeux en observant l'esclave s'adresser au seigneur. Pedro avait appris dans son dos à parler japonais, en à peine plus de trois semaines ?

Le prêtre n'était même plus surpris par ce qu'il entrevoyait des étonnantes capacités d'apprentissage du domestique. Contrairement à Hyacinthe, qui observait l'esclave bouche bée. Des bruissements stupéfaits agitèrent également la foule qui s'était incroyablement densifiée en quelques minutes, et même le masque neutre du shogun se fendilla pour laisser paraître son étonnement.

Lorsque Pedro termina sa phrase, la surprise du shogun fut remplacée par un sourire discret. Il s'adressa à l'assemblée d'une voix autoritaire, avant d'inviter Pedro à le suivre à l'intérieur. Alessandro secoua doucement l'épaule de son interprète, qui suivait toujours le colosse du regard.

— Qu'a t-il dit ?

Hyacinthe sursauta, sortant brusquement de son état de sidération.

— Il a dit que le banquet allait bientôt commencer. Il demande à ses invités de le suivre, et aux domestiques de retourner à leur travail.

Effectivement, la foule se dispersait déjà à travers les allées du palais. Alors que les deux hommes se hâtaient de suivre le shogun et l'africain à l'intérieur du palais, Hyacinthe ajouta d'une voix plus adressée à lui-même qu'à Alessandro :

— Il m'a fallu plus de trois mois de vie sur place pour maîtriser les bases du japonais... Cet esclave n'a t-il vraiment jamais mis les pieds au Japon ?

— Je vous l'assure. Avant notre départ, il n'avait jamais quitté le domaine des jésuites.


Le convoi traversa le rez-de-chaussée du dojo, qui était constitué d'une assemblée de tatamis s'entendant à perte de vue. Les murs étaient peu décorés, et recouverts pour la plupart par une panoplie de sabres et d'arcs. C'était certainement la salle d'entraînement du shogun et de ses samouraïs. Ils montrèrent ensuite cinq des six étages de la tour, débouchant sur l'étage réservé aux réceptions. Les portes coulissantes avaient été déplacées de manière à ne laisser qu'une immense salle, délimitée de long en large par une très longue table basse.

Les deux jésuites furent définitivement séparés de Pedro : alors que le seigneur invitait l'esclave à s'installer juste à ses côtés, eux furent placés un peu plus loin, faisant frissonner Hyacinthe d'indignation.

Lorsque tous les invités furent installés â même les tatamis, le shogun brandit une coupe de sake, portant un toast à son invité d'honneur. Tous l'imitèrent avec enthousiasme, et les servantes commencèrent à apporter le repas sur les tables basses. Au centre de l'espace délimité par les tables des convives, des femmes aux kimonos colorés et au visage poudré de blanc commencèrent à jouer de la musique et à danser avec beaucoup de raffinement, pour le plus grand bonheur des convives.

Le banquet pouvait commencer.

YasukeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant