6 : TOMOE

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— Alors comme cela, vous n'êtes pas le seul à avoir une telle couleur de peau  ?

A la droite de Tomoe, l'homme noir hocha timidement de la tête, visiblement intimidé par le faste de la réception dont il avait été nommé l'invité d'honneur.

— Oui. C'est même la norme sur mes terres d'origines.

Tomoe se servit un tempura en silence. En tant que protégée du shogun, elle avait été placée à la droite de l'invité de son père adoptif, qui avait le shogun de son autre côté.


La jeune femme était, elle aussi, très intriguée par l'étranger. Bien qu'ayant été dans les premiers instants du repas assez silencieux, il semblait avoir fini par prendre goût aux questions du shogun, et lui répondait désormais volontiers. Son japonais avait beau être limité et hésitant, ses réponses laissaient tout de même transparaître une certaine finesse d'esprit.

L'homme noir était très différent des rares européens qu'elle avait déjà rencontré : alors qu'ils avaient été orgueilleux et dépourvus de toute éducation (ces barbares mangeaient avec leurs doigts !), celui-ci semblait à l'inverse excessivement discret, comme cherchant à tout prix à devenir transparent.


Tout en répondant aux questions du shogun, il jetait régulièrement des regards aux deux Nanban placés à l'autre bout de la table, comme embarrassé par le traitement de faveur dont il bénéficiait de la part du shogun comparé à celui, plus modeste, de ses deux autres invités. Les émissaires avaient rapporté ce qu'ils avaient appris lors de l'invitation ; l'homme noir appartiendrait aux deux autres hommes, comme un bœuf appartient à un fermier.

Tomoe ne comprenait comment un homme pourvu de ses qualités physiques et intellectuelles pouvait tolérer d'être ainsi la propriété exclusive d'un autre. C'était une situation si... déshonorante.


Le repas dura jusqu'à une heure avancée de la nuit, et lorsque les invités finirent par se lever, il faisait depuis longtemps nuit noire. Après avoir salué son hôte avec déférence, Pedro -c'était ainsi qu'il se faisait appeler- se hâta de se ranger derrière les deux autres étrangers.

— Qu'en penses-tu, Masato ?

— Il est intéressant, répondit Tomoe d'une voix prudente. Quel dommage qu'il soit dans une telle situation.

— J'ai beaucoup apprécié converser avec ce garçon. Non seulement il a un gabarit prodigieux, mais il semble en plus avoir un très bel esprit.

Le shogun hésita quelques instants, puis alla saluer les deux Nanban.

— J'espère que la réception a été à votre goût, Messieurs.

— C'est un grand honneur que vous nous faites en nous invitant dans votre demeure, monseigneur.


Cependant, à voir le regard peu amène que le plus âgé du duo jeta à Pedro, son orgueil avait été touché en plein cœur alors qu'il était moins bien traité que sa propre propriété.

Le second s'adressa à celui-ci dans une langue inconnue. Il lui répondit dans le même langage, traduisant certainement le court échange au religieux. Un sourire éclaira le visage du Nanban, alors qu'il s'inclinait devant le shogun pour marquer lui aussi son contentement.

— Merci ! Bien mangé, ajouta-t-il d'une voix hésitante.

Alors que son compagnon lui faisait signe de se redresser avec embarras, Tomoe ne put se retenir de lever discrètement les yeux au ciel : les Nanban et leur manie d'étaler leurs sentiments sur la place publique...

Bien que le shogun devait certainement partager ses pensées, il répondit d'un ton imperturbable.

— Vous m'en voyez ravi. Votre homme m'a également été d'une excellente compagnie. J'aimerai le garder à mes côtés pour quelques jours de plus.

L'européen qui maîtrisait le japonais garda un instant le silence, stupéfait. Le second l'observa avec curiosité, mais il ne lui traduisit pas la demande du shogun. Alors que le Nanban ne parvenait pas à dissimuler son choc, le regard de l'homme noir s'était brusquement allumé.

Le religieux finit par se reprendre en main, et s'inclina profondément devant le shogun.

— Nous en serions bien sûr honorés. Cependant, étant donné qu'il s'agit d'une propriété précieuse de l'ordre des jésuites, il est important qu'il nous soit retourné en parfait état.

— Bien évidemment ! Il restera sous la protection de Masato, ici présent.

D'abord stupéfaite, Tomoe s'approcha à son tour en dissimulant sa mauvaise foi. Elle s'inclina devant les deux étrangers.

— Je le surveillerai comme la prunelle de mes yeux.

L'étranger qui ne parlait pas japonais s'approcha de son compagnon, et lui posa plusieurs fois la même question avec insistance. Ce fut finalement son domestique qui rappela sa présence en lui répondant.


L'homme écarquilla les yeux à sa réponse, avant d'invectiver son compagnon d'une voix sèche. Il appréciait visiblement peu les multiples libertés prises son interprète. Celui-ci répondit dans un grognement sec, peu désireux d'afficher leur désaccord devant le shogun. Les deux étrangers saluèrent finalement une dernière fois le shogun, donnèrent des consignes sèches à l'homme noir toujours derrière eux, puis prirent congé.

Une fois les deux hommes disparus, Pedro s'inclina profondément devant le shogun.

— Merci, monseigneur.

— Masato-san, conduis ce jeune homme à ses appartements. Fais-lui préparer une belle chambre.

L'embarras qui se peignit sur le visage de l'homme fit immédiatement réagir le shogun, qui ajouta avant qu'il ne puisse répondre quoique ce soit :

— Peu m'importe ta situation dans la compagnie jésuite. Tu es pour les jours qui suivent mon invité d'honneur, et tu seras traité comme tel. Sur ce, je vous souhaite à tous les deux une bonne fin de soirée.

Après une dernière salutation, le shogun se retira dans ses appartements, laissant Tomoe et son nouvel invité seuls.

YasukeWhere stories live. Discover now