IX. Les Ombres

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La soirée était loin d'être terminée. Dans le ciel noir d'encre, les étoiles scintillaient et formaient des arabesques délicates, telles des broderies dorées sur un tissu sombre et satiné.

Le regard vitreux, Thomas Shelby regarda son immense demeure se rapprocher de lui. Assis à l'arrière de sa Bentley rutilante, il cogitait comme à son habitude, et plus particulièrement ces temps derniers. Il ne trouvait plus le sommeil. Il n'y avait pas un moment – pas un seul – durant lequel son esprit était vide. Sa névrose était telle que ses drogues ne lui faisaient plus aucun effet. Moins elles parvenaient à avoir raison de lui, plus il en consommait. Encore et toujours. Alcool, cigarette, opium, alcool, cigarette, opium. Toujours les mêmes, toujours un peu plus comme un funeste refrain.

Un soir, sa petite sœur lui avait dit de se reprendre et de voir un médecin avant qu'il ne fût guère possible de faire demi-tour. Mais Thomas était conscient qu'il était déjà trop tard. Il le savait au plus profond de lui-même. Ada lui avait dit à maintes reprises que son état s'aggravait de jour en jour, et qu'il ne devait plus attendre. Pourtant, Thomas n'en faisait qu'à sa tête. Il était en chute libre et se noyait dans son désespoir, sans parvenir à sortir la tête de l'eau. Il coulait, au plus profond des abysses de son âme. Il ne parvenait plus à percevoir la lumière et sombrait dans les ténèbres. Là où il n'y avait plus d'espoir, plus rien du tout.

Le Néant.

Ainsi, lorsqu'il avait échangé avec sa benjamine la semaine passée, il avait avoué que « ça » empirait, sans parvenir à trouver les mots pour ses maux. « Ça » prenait de plus en plus de place dans sa tête, dans son corps jusqu'à le dévorer tout entier, sans qu'il pût faire quoi que ce fût. À part serrer les dents, très fort, et que « ça » passât. Assise au milieu de l'escalier, Ada l'avait couvé de son regard soucieux, maternel, tandis qu'il était resté debout, incapable de tenir en place. Il allait et venait, le talon de ses chaussures cirées résonnant sur la pierre polie. Et de temps à autre, Thomas avait osé croiser son regard mais cela lui avait été difficile. Car elle était là.

Grace.

Très fréquemment, sa femme faisait son apparition aux moments où il s'y attendait le moins. Accompagnée d'un râle traînant, sa défunte épouse le rejoignait et à chacune de ses venues inattendues, il avait la sincère impression qu'elle était là, à ses côtés. À l'arrière de son automobile, derrière une porte, près d'une fenêtre ouverte – partout.

Une main sous le menton, Thomas laissa son regard se perdre dans la nuit qui enveloppait sa propriété d'un lourd manteau de velours. Son architecture baroque et chargée était un repère dans l'obscurité.

Le moteur de la Bentley s'arrêta. L'heure était venue pour lui de rentrer et de retrouver son épouse, Lizzie. Avec un soupir, Thomas descendit de son véhicule rutilant. Aussitôt, la bise glacée vint gifler son visage moite et, dès qu'il posa un pied à terre, sa tête commença à lui tourner. À chacun des pas qu'il fit pour regagner sa demeure, il vacilla. Tout était flou, autour de lui. L'obscurité régnait en maîtresse.

Il avait encore bien trop bu. Cette dernière pinte l'avait achevé, et pourtant ce n'était que de la bière mais, avec tout ce qu'il avait ingurgité depuis son réveil, cela avait été la goutte qui fait déborder le vase. Et ce dernier était plein, depuis beaucoup trop longtemps. Il ruisselait de toutes parts, semblable à la bile noire qui coulait dans les veines de Thomas. Il n'était plus que mélancolie et amertume, désespoir et pouvoir. Les évènements se déroulaient les uns après les autres, tous plus horribles les uns que les autres, sans même que cela l'affectât.

Sans même le changer.

Lorsqu'il atteignit le hall d'entrée plongé dans la pénombre, il trébucha sur un porte-parapluie et faillit s'écrouler sur le sol froid. Mais il se rattrapa à une commode. Probablement. Enfin, à quelque chose tout près.

La Flamme | PEAKY BLINDERSOù les histoires vivent. Découvrez maintenant