II. La Sirène

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Vendredi soir.

La soirée la plus attendue de la semaine. La Sirène était bondé. Un épais nuage de fumée planait au-dessus des clients, dont la plupart fumaient de longues cigarettes ou des pipes en bois clair. Une odeur âpre de sueur, de tabac froid et de pommes de terre sautées flottait dans l'air. Dans le cabaret, il faisait incroyablement lourd et cela n'était nullement dû aux poêles à bois. Les clients chauffaient la grande pièce, de leur chair et de leurs voix, de leurs vices et de leur excès.

La petite scène n'était pas encore éclairée. Seuls des lampes murales et des lustres poussiéreux illuminaient les visages des spectateurs ainsi que les nombreux verres, qui circulaient de main en main. Des effluves de gin se mouraient sur les murs piquetés d'humidité et le velours bon marché qui tapissait les murs. La boisson coulait ainsi à flots, d'un bord à l'autre de la grande salle, telle une vague d'ivresse s'abattant sur le bas monde, sur la misère du peuple soûl et pauvre. Quant au sol, il était gras et collait sous les semelles des mocassins des hommes et des escarpins des dames. Quelques débris de verre crissaient sous les chaussures, et une flaque jaunâtre s'étalait à l'entrée des cabines d'aisance, dégageant une odeur particulièrement écœurante qui provoquait aussitôt la nausée quand l'on avait l'audace de passer à côté.

« Un soir comme les autres... », pensa Jade, dissimulée derrière le haut et lourd rideau rouge qui séparait l'estrade de la salle de spectacle. De là où elle était, Jade pouvait observer les figures bouffies des ivrognes et le maquillage outrancier des femmes de joie, ce public rigolard, bruyant et éméché. Triste tableau. La pauvreté se déversait là, de part et d'autre de la pièce, et Jade réalisait que c'était ça, son monde, son existence, son quotidien – sa vie. Rien d'autre ne l'attendait. Son oncle, Henry Wolfe, le lui avait bien fait comprendre, à maintes reprises, surtout depuis ce fameux jour où tous ses espoirs avaient volé en éclats. Lorsqu'elle avait à peine dix-sept ans, il lui avait brusquement fait regretter d'être venue au monde. Et ce jour-là, Jade avait cru qu'elle mourrait. Véritablement. Alors, depuis ce terrible événement que jamais elle n'oublierait – et qu'elle ne voulait pas oublier –, Jade faisait ce qu'il attendait d'elle, toujours. De toute façon, elle ne pouvait espérer connaître autre chose car elle ne savait rien faire. À part chanter, bien sûr.

La jeune femme aux yeux d'émeraude esquissa un sourire lorsqu'elle remarqua un couple de personnes âgées, installé dans un coin de la pièce, tout près de la scène. C'était leur coin. Chaque soir, ils étaient là, à l'accompagner et à l'applaudir de leurs mains pâles et tremblotantes. La femme était très maigre avec des cheveux d'argent, et lui était fort mince, coiffé de son chapeau rond et noir. Jade ne leur avait jamais parlé, mais ils étaient comme des anges gardiens pour elle, de véritables portes-bonheur. Et ce soir-là ne faisait pas exception. Ils étaient assis à leur petite table ronde, blottis l'un contre l'autre, leur visage ridé éclairé par la lueur d'une bougie déjà bien entamée. Devant leurs yeux cernés, la flamme ambrée dansait sous leur souffle saccadé.

Jade s'arracha à cette vision attendrissante et regagna les coulisses d'un pas vif. Elle ne pouvait pas être en retard, sinon, il lui ferait payer très cher et elle voulait éviter cela à tout prix. Cela faisait plus de deux mois qu'il ne l'avait pas touchée. Deux longs et merveilleux mois. Mais Jade n'était pas dupe. La paix ne durait pas. D'un instant à l'autre, l'obscurité pouvait l'emporter à nouveau et l'empêcher à tout jamais de revenir à la lumière.

Motivée, Jade rejoignit ses collègues artistes dans la minuscule loge qui leur était réservée, avec quelques paravents et des meubles d'occasion. Le parquet défraîchi était jonché de tissus multicolores, de chaussures dépareillées, de bouteilles vides et de mégots.

La pression était à son comble. Dans quelques minutes, le spectacle commençait. Tous étaient sur le qui-vive. Dégoûtée bien qu'habituée, Jade se faufila parmi les corps à moitié habillés, entre une paire de jambes galbées et un fessier imposant, pour atteindre une chaise à laquelle il manquait un pied. Or, c'était sur celle-ci que se trouvait son costume. Elle n'avait pas grand chose, d'ailleurs, à côté de ses voisines qui se paraient de mille perles, plumes et bijoux. Jade, elle, n'avait qu'une tenue, une veille paire d'escarpins argentés et un diadème doré, trouvé dans une brocante l'année précédente.

La Flamme | PEAKY BLINDERSWhere stories live. Discover now