V. La Corneille

689 49 72
                                    

Le salon était plongé dans l'obscurité. Seules quelques bougies posées çà et là illuminaient les lieux de leur halo orangé. Elles semblaient danser une valse sous une brise invisible, projetant de grandes ombres sur les quatre murs défraîchis. Simplement décorée, la pièce de vie ne se distinguait guère par un mobilier onéreux. Des meubles et des objets de décoration avaient été récupérés au cours du temps, d'une brocante ou d'un héritage familial. Quelques tableaux étaient accrochés au-dessus de la cheminée et autour des fenêtres, représentant de grands paysages et des silhouettes d'enfants dans des scènes du quotidien. L'ensemble s'accordait tant bien que mal, sans qu'il y eût de véritable harmonie. Tout était posé là, comme si cela avait toujours été ainsi, excepté un splendide piano laqué à queue noir. C'était le seul objet qu'Henry Wolfe eût jamais acheté neuf, une vingtaine d'années en arrière. Depuis qu'il l'avait choisie.

Elle.

Jade effleura silencieusement les touches étincelantes, sans le moindre grain de poussière, savourant le calme de la nuit. Elle ne pouvait se sentir mieux, à cet instant précis. Elle était en tête-à-tête avec le noble piano, celui qui l'avait toujours accompagnée. Alors que les Ténèbres étaient son quotidien, il avait été son unique et véritable ami.

La jeune femme mourait d'envie de jouer un peu mais, à cette heure-là, tout le monde dormait profondément et si elle osait réveiller la maison pour quelques notes de musique, son oncle ne la louperait pas, à coup sûr. Jamais il ne la loupait. De son regard fatigué, elle caressa le magnifique instrument, s'attarda sur les lettres en or au-dessus du clavier, puis sur les élégantes touches noires sur lesquelles la lueur des chandelles se reflétait sur leur surface parfaitement polie et brillante. Incapable de se retenir plus longtemps, Jade posa un pied sur la pédale de soutien et s'apprêtait à briser la tranquillité nocturne, lorsqu'un grincement la fit sursauter.

Henry.

Sachant pertinemment qui venait de la rejoindre, Jade releva la tête à contre-cœur et se prépara à affronter son oncle. Les bras croisés, il était sur le seuil de la porte et scrutait sa nièce d'un air attendri.

- Insomnie ?

Jade fit non de la tête. Il n'était pas si tard, après tout. À peine plus de minuit. Elle pouvait se permettre de veiller en solitaire, après une longue soirée à charmer le public de sa voix d'ange et ses formes qui, d'après Lily, ne laissaient personne indifférent. Jade attirait les regards – tous les regards. À commencer par celui d'Henry, malheureusement.

Ce dernier avait le regard vitreux. « Oh, non... », songea-t-elle en réalisant que cela faisait un bout de temps qu'elle ne l'avait pas vu ainsi. Ivre. Appuyé contre le chambranle de la porte, il chancelait et bien qu'il fût à plusieurs mètres d'elle, Jade pouvait sentir les effluves piquants d'un vieux scotch. Cela ne présageait rien de bon. Elle se fit violence pour lui adresser un sourire. Et il le lui rendit. Jade frémit, comme si un vent hostile venait de souffler sur sa peau déjà glacée. Qu'allait-il encore bien lui dire ? Qu'envisageait-il de lui faire ? Elle pouvait s'attendre à tout – et surtout au pire. Depuis son enfance, et plus précisément depuis son huitième anniversaire, Henry l'avait habituée.

À ça.

- Bravo pour hier soir, la félicita son oncle en s'approchant d'elle à pas lourds.

Jade se figea. Il n'était pas venu pour lui faire des compliments. Le ton qu'il avait employé était parfaitement clair. Ne sachant quoi répondre à cette remarque, Jade se contenta de l'observer sans un mot. Âgé d'une bonne quarantaine d'années, Henry Wolfe était un homme de taille moyenne, plutôt bedonnant et au visage marqué – en raison d'une consommation abusive d'alcool. De sombres cernes creusaient le haut de ses joues rouges et soulignaient ses grands yeux, oscillant entre le vert et le marron. Il était doté d'un nez étonnamment court, d'épais sourcils et d'une paire de lèvres sèches, abîmées par le froid et le vent. Il portait une robe de chambre râpée et élimée, au grand effroi de Jade. Elle ne connaissait que trop bien cet habit, et surtout quand il dénouait la ceinture qui ceignait ses hanches grasses. 

La Flamme | PEAKY BLINDERSNơi câu chuyện tồn tại. Hãy khám phá bây giờ