X. Le Loup

679 29 38
                                    

À cette heure matinale, les cabinets de La Sirène étaient déserts et sombres, car il n'y avait aucune fenêtre. Aucune lumière naturelle. Seuls des lampes murales et un lustre poussiéreux éclairaient les lieux, plongés dans une atmosphère quelque peu étouffante.   

Vêtue de gris, Jade frottait le grand lavabo avec vigueur, au vinaigre blanc et à l'eau brûlante qu'elle avait fait chauffer dans la cheminée. Son éponge jaune moutarde à la main, elle s'appliquait à faire disparaître les traces d'une énième éclaboussure malodorante, dont elle ignorait la provenance.

Jade en voyait tous les jours. Des traces de vomissures, de sang et de lutte. Telles étaient les toilettes du cabaret, au lendemain d'une soirée ordinaire – sales et désespérément insalubres. Jade mettait du cœur à ce qu'ils fussent impeccables, mais la clientèle n'en avait cure et n'avait absolument aucun respect des locaux. Si les gens savaient qui les entretenait, ils agiraient sans doute autrement.

Ou pas.

Malgré ses faibles moyens, Henry Wolfe tenait à ce que son établissement fût accueillant et à la hauteur d'autres lieux de divertissement, réservés aux aristocrates et à la bourgeoisie des quartiers voisins. Il n'avait donc pas lésiné sur le décoration de son cabaret, y compris pour les cabinets. Dans une brocante du centre ville, il avait déniché un somptueux lustre du dix-huitième siècle, aux éclats de cristal et aux arabesques dorées, tel un clin d'œil aux lourds rideaux rouges qui séparaient la scène de la salle de spectacle. Aussi, l'oncle de Jade avait-il fait tapisser les murs des cabinets d'aisance de velours rouge carmin, brodé de fil d'or. Une grande vasque en émail blanc était posée contre le mur, sur un meuble de bois sombre, aux portes finement ouvragées. Il n'y avait que deux cabinets, chacun séparé par un pan de mur également rouge et dont les portes en bois clair était orné d'une plaque dorée – « Mesdames » à droite et « Messieurs » à gauche. L'écriture calligraphiée s'accordait à merveille avec le lustre et le sofa tendu de velours vert, installé dans un coin. Deux coussins y étaient posés, apportant une touche de raffinement à ce meuble qui semblait directement sorti d'un livre de contes pour enfants. Enfin, l'élément central de cet endroit était un haut et somptueux miroir. Baroque et au cadre peint en feuille d'or, il reflétait les lieux et surtout, les agrandissait. Appuyé contre le mur et derrière le lavabo, l'objet était l'une des rares choses à laquelle Jade tenait. De temps à autre, elle osait prendre quelques secondes pour étudier son image dans le silence du cabaret, quand personne encore ne venait y mettre les pieds. Quand elle pouvait être en tête-à-tête avec elle-même.

Sans le moindre masque.

Tout près de la glace qui était présentement pleine d'éclaboussures – et même d'une trace de rouge à lèvres fuchsia –, un haut vase en porcelaine était disposé et contenait de magnifiques roses rouges et blanches que Jade avait achetées chez Monsieur Hugo, à peine une heure avant. À la demande d'Henry, les fleurs étaient changées tous les jours pour donner une touche de luxe. Jade adorait ces roses et en récupérait un bon nombre en cachette en fin de journée, car Henry refusait catégoriquement de garder des fleurs vieilles de plus d'une journée. Ainsi Jade les faisait-elle sécher dans sa chambre ou les mettait-elle dans un petit vase qu'elle avait trouvé au grenier, un héritage de sa tante qu'elle avait oublié depuis des années.

Sans même soupirer, Jade plongea son éponge dans l'eau chaude et légèrement mousseuse avant de l'essorer et de commencer à nettoyer le miroir. Quelques gouttes ruisselèrent sur la glace, telles des larmes humides sur la surface de l'eau.

- Tu es encore là ?

Jade eut un infime sursaut. C'était sa voix. Celle de son oncle.

La chemise blanche ouverte sur son torse, il la regardait exécuter sa corvée. Jade ne se retourna pas, mais lui jeta un coup d'œil dans le miroir. À l'évidence, il sortait tout juste d'une douche. Ses cheveux humides lui tombaient sur le front et un lourd parfum accompagnait ses mouvements. Jade fronça le nez, dérangée par cette fragrance qui n'était synonyme que de mauvais souvenirs. Ceux des limites qui n'auraient jamais dues être franchies.

Vous avez atteint le dernier des chapitres publiés.

⏰ Dernière mise à jour : Aug 17, 2023 ⏰

Ajoutez cette histoire à votre Bibliothèque pour être informé des nouveaux chapitres !

La Flamme | PEAKY BLINDERSOù les histoires vivent. Découvrez maintenant