La Flamme | PEAKY BLINDERS

IV. La Rose

Samedi soir. La Sirène était comble, ce qui était de plus en plus souvent le cas, ces derniers temps. La cohue habituelle faisait trembler les verres bien remplis sur les tables poisseuses et rondes, les éclats de rire fusaient de toutes parts, et les voix criardes se multipliaient à mesure que la vague d'ébriété déferlait sur la foule, en sueur et les joues rouges. Le public empestait l'alcool, le tabac et le sexe.

Jade pouvait sentir toutes ces odeurs, même depuis les coulisses poussiéreuses. Un mince pan de mur la séparait des miasmes de ces âmes dépravées et miséreuses qui lui retournaient le cœur. Et pourtant, c'était devant elles qu'elle devait se produire, tous les soirs, inlassablement, depuis son plus jeune âge. Pour son plus grand malheur, mais aussi pour son plus grand bonheur.

Sans se préoccuper de l'agitation qui régnait dans la loge des artistes, Jade enfila sa tenue de scène. Lily Watson, costumière pour plusieurs cabarets de la ville – dont La Sirène –, lui en avait confectionné trois identiques, afin d'en avoir toujours une d'avance, quand les autres étaient au lavage. Lily était la seule et véritable amie de Jade. Elle avait des doigts de fée et une imagination débordante. Son modèle préféré était Jade, mais cette dernière était toujours embarrassée qu'on pût créer quelque chose pour elle – et surtout, elle avait honte de son corps. Même si Jade se murait dans un silence insondable, Lily connaissait son problème et voyait les ravages que les soi-disant choix de son amie faisaient sur ses hanches, ses bras et ses épaules. Souvent, Lily tentait de lui faire entendre raison et de révéler la vérité sur Henry, mais Jade refusait systématiquement. Elle était parfaitement consciente que, sans son oncle, elle n'était rien et n'avait aucune chance de survivre dans ce monde sans pitié. Aucune.

Concentrée sur son reflet, Jade dessina soigneusement une ligne au khôl noir sur sa paupière, et s'appliqua à faire de même pour la deuxième.

- Tu veux un peu de paillettes ?

Jade pesta. Cette enquiquineuse d'Elizabeth avait failli lui faire rater son trait. Jade était persuadée qu'elle l'avait fait exprès. Pour éviter un énième crêpage de chignons, Jade s'abstint de tout commentaire puis lui décocha un sourire rayonnant – et hypocrite.

- Merci, c'est adorable.

- Oh, de rien, Jade ! la remercia faussement la chanteuse blonde qui avait particulièrement abusé du fard à paupière et de la poudre.

D'un geste vif, Jade récupéra le petit pot de paillettes que Liz lui tendait et se faufila vers l'unique miroir devant lequel, étonnamment, personne ne se trouvait. Elle déposa un peu de poudre scintillante au coin intérieur de ses yeux, mettant en valeur leur iris émeraude. Lorsqu'elle fut satisfaite, elle se hâta de rendre le maquillage à sa voisine puis finalisa sa coiffure par quelques gestes nonchalants, afin de rendre ses cheveux plus volumineux encore. Jade ne remarqua pas les regards jaloux qui convergeaient dans sa direction. Elle ne les voyait jamais, de toute façon. De son point de vue, il était absolument improbable – et impossible – que quiconque pût l'admirer, l'envier ou la regarder. Bien qu'elle n'abhorrât nullement son apparence, elle avait une très faible estime d'elle-même, au plus grand dam de Lily, et elle trouvait ses collègues mille fois plus attrayantes.

Jade lissa sa longue et somptueuse robe de ses mains moites – le stress de la scène ne disparaissait jamais, même après un nombre incalculable d'années passées sur les planches, face au public, seule. Son cœur battait fortement dans sa cage thoracique, comme s'il était sur le point d'imploser. Qu'elle échouât ou réussît, Henry finissait toujours par s'en prendre à elle. Ainsi, Jade avait-elle appris à se contrôler avec le temps, mais c'était toujours un supplice de chanter, un déchirement de tout son être, de peur d'être trop bien sur scène. Toutefois, c'était aussi un immense plaisir de se livrer corps et âme devant des spectateurs envoûtés qui n'attendaient qu'elle. Le clou du spectacle.