III. Le Chat noir

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Le marché était grouillant de monde et de bruits. Chargée de lourds paniers en osier tressé, Jade avançait tant bien que mal à travers la masse humaine, fétide et bruyante. Elle avait déjà acheté les légumes et les aromates, mais il lui restait encore la viande, les fruits, le lait et le pain à trouver. La foule compacte l'empêchait d'atteindre facilement le nord-est de la place où son boucher, Peter, lui réservait toujours une pièce ou deux, malgré les modestes moyens de sa famille.

Sa tante, Emma, lui avait laissé quelques billets pour faire les courses et Jade ne s'était guère étonnée du peu d'argent qu'elle lui avait confié. Même si La Sirène avait nombre de clients, il y avait beaucoup de frais à régler et du personnel à rémunérer, si bien qu'il leur restait que très peu pour vivre. Alors, pour faire des économies, Henry avait renvoyé les employés pour l'entretien du cabaret et c'était donc Jade qui devait nettoyer de fond en comble les lieux, chaque jour, ranger, astiquer et installer – encore et encore. Parfois, elle avait l'aide de Helen, la domestique de la maison, pour laver quelques tables mais c'était rare, car elle aussi avait à faire. Le jour, Jade était une femme de l'ombre. La nuit, elle était une étoile montante, avant de retourner à sa routine habituelle et éreintante.

Luttant contre la vague des passants, Jade s'arrêta un instant et posa ses paniers à ses pieds. Malgré le fumet écœurant du poulet grillé qui s'échappait d'une baraque tout proche, elle en profita pour souffler un peu. Son regard fatigué se noya dans les gris des sardines étalées sur de la glace pilée, les ocres et les jaunes des fromages qui s'amoncelaient autour d'elle, tels des rochers difformes derrière les vitres sales des stands des fromagers venus de villes voisines. Toute cette nourriture lui provoquait des hauts-le-cœur, alors elle préféra admirer les bouquets et les fleurs présentés sur le plus bel étal de tous les fleuristes, tenu par un dénommé Monsieur Hugo, dont tout le monde ignorait le nom de famille. Il avait toujours des merveilles. Des hortensias au cœur tendre et mauve, des amaryllis à la tige gracieuse, des odorantes tulipes aux couleurs pastel, des plantes exotiques aux feuilles surprenantes et surtout, Monsieur Hugo vendait des roses. Des rouges, des jaunes, des blanches, des oranges, des pourpres et des roses, bien sûr. À chaque fois qu'elle se rendait au marché, Jade s'arrêtait à son étalage pour humer avec délice les délicates senteurs de ces fleurs. Elles étaient devenues ses favorites, depuis que le vendeur en personne lui avait offert une rose rouge. Cela avait eu lieu le jour de son anniversaire, dix ans plus tôt, bien qu'il ignorât totalement sa date de naissance. Ce geste l'avait tellement émue que ses yeux émeraude s'étaient emplis de larmes, et elle lui avait serré la main, très fort.

Ce matin-là, Hugo avait un peu moins de choix – l'arrivée de l'automne, sans doute. Néanmoins, les roses, elles, étaient toujours là. Imperturbables, gracieuses et divines. Des femmes au caractère inflexible, aux épines pointues pour piquer quiconque oserait leur faire du tort. Jade inspira longuement, savourant avec plaisir le parfum des plantes. Elle avait repris des forces. La vie au marché suivait son cours, comme à l'accoutumée. Pourtant, en scrutant les visage des badauds et la marée humaine qui déferlait sur le marché, Jade ne se sentait pas à son aise. Comme si quelque chose – ou quelqu'un – qui n'aurait pas dû se trouver là, rôdait dans cet océan de corps et d'âmes.

Elle ouvrit les yeux en grand. Il y avait bel et bien quelque chose d'anormal. Une rumeur, imperceptible mais pourtant bien réelle, plus loin sur la place. Tendue, Jade reprit ses paniers et s'avança prudemment en essayant de ne pas se faire emporter par le flot de gens pressés. Il se tramait quelque affaire, vers les stands des bouchers. Elle les entendit alors.

Des éclats de voix.

*

Le bureau était illuminé par la lumière crue du matin, d'un blanc laiteux et aveuglant. Il n'y avait pas un seul bruit, excepté celui de la pendule d'une horloge, dans la pièce voisine. Aucun chant d'oiseau ne venait rompre le silence du matin. Étrange.

La Flamme | PEAKY BLINDERSOnde histórias criam vida. Descubra agora