Chapitre 20-5

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Le jeune homme hésita une seconde à s'approcher. Il posa la petite fille par terre, qui se dépêcha de courir à l'autre bout du couloir. Ses grands yeux noirs pétillaient comme si elle vivait une grande aventure dans cet endroit glaçant et terne.

— C'est ma fille, Alicia, dit Mario en venant vers moi.

Il ne m'avait jamais parlé d'elle auparavant, sûrement pour se préserver. Je le regardai un moment sans rien dire puis me tournai vers l'inscription, devant moi.

— Je ne savais pas que tu aimais l'art moderne, déclarai-je à voix basse, pour ne pas troubler la tranquillité du lieu.

Nous contemplâmes le tableau sans rien dire durant de longues secondes. Mario brisa le silence en premier :

— J'aimais venir ici avec mon père. Maintenant, j'y viens avec ma fille.

— Tu aurais pu trouver un endroit plus joyeux pour les sorties en famille.

Mario soupira. Mes paroles ne le surprenaient pas.

— Que fais-tu loin d'East Harlem ?

Je tournai la tête dans sa direction. Il continuait de scruter le tableau devant lui.

— Je me suis enfui. Tous ces Hispaniques débordants de chaleur humaine me rendent fou.

Cette fois, Mario sourit.

— Pourquoi ai-je l'impression que tes mots sonnent faux, Desya ?

Je soulevai mes épaules et revins sur le tableau.

— Ta tutrice est passée chez moi, un matin. Tu venais de sortir de prison. Elle cherchait désespérément des réponses.

Je dominai les émotions qui m'envahissaient en entendant cette révélation.

— Te l'avait-elle dit ?

Je secouai la tête, le regard toujours fixé devant moi.

— Je crois que je n'ai pas été très sympa, ce jour-là, poursuivit Mario, sur un ton plein de regret.

— Ça m'étonne de toi.

— J'étais furieux contre le juge. Je lui en voulais d'avoir mis cette pauvre femme dans tes pattes. Comment une madone comme elle pouvait-elle te venir en aide ? C'était absurde, une farce.

Il tourna sa tête vers moi et continua :

— J'ai compris qu'en fait, ce n'était pas cela qui me dérangeait. Ma plus grande peur était que tous ces gens, l'administration, ne voient pas qui tu étais vraiment. Tu n'es pas un corbeau comme eux, Desya. Tu n'as rien à voir avec le reste de ta famille.

La teneur de cette conversation me rappelait nos longs entretiens, à la prison, où Mario parlait la plupart du temps tout seul. Je tournai la tête et le regardai dans les yeux sans ciller, muré dans le silence.

— Et puis, elle est partie en laissant mes pensées en désordre. Peu de temps après, je suis allé à East Harlem pour la revoir.

Il marqua une pause, secoua la tête.

— Madre de Dios, cette femme, c'est quelque chose !

Je laissai échapper un rire bref et détournai les yeux.

— Je confirme, dis-je sur un ton que je ne connaissais pas. Blue est un raz-de-marée. Elle...

Je laissai ma phrase en suspens. De frustration, je passai une main sur mon crâne. Le terrain devenait glissant. Mario s'engouffra aussitôt dans cette brèche :

— En tout cas, j'aimerais connaître sa formule magique. J'ai l'impression d'être devant une nouvelle personne. C'est vrai, tu as l'air...différent.

Mon humeur s'assombrit brusquement.

— Détrompe-toi. J'ai juste arrêté de nourrir le monstre qui est en moi, mais il est toujours là, endormi. Tu ne peux pas changer complètement la nature d'une personne. J'arrive aujourd'hui à canaliser ma colère et... je parle espagnol.

Mario soupira, heureux d'entendre cette confidence.

— C'est dingue, ajoutai-je en le regardant de nouveau.

Il se mit alors à me parler dans sa langue maternelle :

— Dans une autre vie, nous aurions pu être amis.

Ses yeux trahissaient une bonté dont je me sentais indigne. Je me pinçai les lèvres et hochai la tête. L'évidence de cet instant me frappa violemment le visage. Mario me manquait. Qui aurait cru que je me serais attaché à ce jeune homme que j'avais failli assassiner, quelques années plus tôt, sans aucune raison ? Je reculai dans le temps. Les souvenirs de cette soirée teintée de rage et de violence, sortirent des profondeurs où ils étaient enfouis. Je réalisai à quel point la haine m'avait aveuglé toute ma vie.

— Je n'ai aucune excuse. Ta fille a failli ne jamais connaître son père. Je ne mériterai jamais ton pardon.

— Pourtant je t'ai pardonné, me dit-il droit dans les yeux. J'espère que lui, en haut, aussi.

Je levai mon visage vers le ciel. Mario tourna les talons pour aller retrouver sa fille. Avant qu'il ne s'éloigne de trop, je lançai assez fort pour qu'il m'entende :

Les blancs pouvaient bien la salir, elle, mais pas ce qu'elle avait de meilleur, ce qu'elle avait de beau, de magique, la partie d'elle qui était propre.

Mario s'arrêta net. Le dos tourné, il posa les mains sur ses hanches et baissa la tête. J'ajoutai :

— De tous les livres que tu m'as apporté, Beloved de Toni Morrison est celui que j'ai préféré. Blue n'a fait que continuer ton travail, mais c'est toi qui as commencé à mettre de la couleur dans ma vie. Merci.

Il ne se retourna pas pour me faire face. Sa main se porta à son visage pour s'essuyer la joue puis il repartit, me laissant seul avec mes doutes et mes incertitudes.

Mon oncle me rejoignit peu de temps après, devant une sculpture faite de boîtes de conserve.

— Je suis désolé. Quand je commence à parler avec Will, je perds facilement la notion du temps. Où aimerais-tu aller maintenant ?

— Je voudrais rentrer, répondis-je avec un sourire, mais le regard mort.

Je voudrais rentrer à East Harlem. Frederick acquiesça.

— Oui, bien sûr. J'appelle notre chauffeur. J'ai une surprise pour toi, ce soir.

Après m'avoir adressé un clin d'œil, il commença à se diriger vers la sortie de la galerie. J'en profitai pour prendre une grande inspiration et le suivis en cachant du mieux possible, mon humeur sombre.

Burn, beautiful Crow ( Version Française )Onde histórias criam vida. Descubra agora