Chapitre 1.7

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Il m'est impossible d'oublier l'entrevue que je viens de vivre avec mon prédécesseur.

Ces mots tournent autour de moi comme des âmes en peine. Je n'arrive pas à les remiser dans un coin de ma tête. Je me surprends à imaginer la vie de cet homme telle qu'elle devait être avant le meurtre de son fils.

Il était, j'en suis sûr, un brillant psychocriminologue. Peut-être même qu'il a effleuré la vérité du doigt et que le tueur a réagit en conséquence. Ces jours de repos, il les passait certainement avec sa famille. Il ne s'enterrait pas dans un coin de sa maison pour continuer à travailler, non, il profitait de son temps libre avec sa femme et son fils comme tout bon père de famille le ferait. Je pense qu'il buvait déjà un peu, sûrement beaucoup moins que maintenant mais un petit verre le week-end pour se détendre. Sa famille devait être son pilier, sa soupape de décompression. Jusqu'au jour où tout à volé en éclats. Il s'est retrouvé seul, sans ses proches, sans but car viré de son travail, et surtout avec une rancœur si terrible qu'il n'a pu que plonger dans l'alcool pour tenter de la gommer un peu.

J'ai de la peine pour cet homme qui n'a aucune porte de sortie à part la mort. Ou au mieux, la mort de celui qui lui a pris sa vie. Mais il sait que quelque soit l'option, ni sa femme ni son fils ne reviendront.

Je me tiens devant la porte fermée de la salle où sont entreposés les cadavres. Il y a peu, je me serai tu. Jamais je n'aurais tenu tête à Abel. Ce n'est pas qu'il m'effrayait mais je grandissais avec la peur qu'il m'abandonne. La solitude me faisait si peur quand j'étais jeune, que j'acceptais tout et n'importe quoi si ça permettait à Abel de rester. Mais il est parti et moi j'ai mûri. À cet instant précis, je rêve d'enfoncer cette porte et de l'attraper par le col pour le secouer comme un prunier. Sauf que je suis un adulte responsable qui sait se contenir.

Enfin, en théorie.

Je pousse la porte qui s'ouvre en raclant le sol. Merle est assis sur un petit tabouret, les bras posés sur une table mortuaire et la tête cachée entre ses coudes. Il dort vraiment à deux centimètres d'un cadavre ?

Quant aux deux flics, ils jouent aux cartes à même le sol.

Aux cartes, pendant que moi je me tape trente bornes pour parler à un dépressif.

– Il va s'attraper tout seul le Cobra ? Non laissez moi deviner, vous êtes en train de monter un spectacle de charmeurs de serpents. Va vous falloir une grosse boîte pour l'enfermer, c'est que ça gesticule beaucoup ces bêtes là.

Mon sarcasme mêlée à une pointe de colère attire l'attention des deux policiers. Le légiste lui, dort toujours.

Abel se relève tandis que Roman trie les cartes tranquillement en les rangeant méticuleusement dans leur boîte.

C'est qu'il sait être doux l'ogre renfrogné.

– Raph', t'es en avance. Ça s'est mal passé avec l'autre alcoolique ?

Ô rage, ô désespoir, je vais lui casser la gueule si ça continue.

Je m'avance vers mon ami d'enfance, les poings sur les hanches pour paraître un tant soit peu menaçant. En réalité, je ne pense pas faire peur à qui que ce soit mais encore une fois, qui ne tente rien n'a rien. Abel est bien plus costaud que moi, et plus grand.

Il est les muscles, je suis le cerveau.

– Bordel, c'est quoi ton putain de problème, Abel ? C'était trop te demander de me prévenir que ce pauvre homme a eu sa vie gâchée à cause de cette saloperie d'enquête ? Son fils a été assassiné et mutilé, t'aurais réagi comment toi, à sa place ?!

Le ton qui monte fait sursauter Merle qui se redresse précipitamment en manquant de tomber de son tabouret. Il me semble bien maladroit celui-là.

Concernant Roman, il se positionne en retrait, derrière Abel, tel un Pit-Bull prêt à sauter pour défendre son maître.

Une tragi-comédie cette brigade.

Mon interlocuteur s'approche de quelques pas, tentant une approche amicale en essayant de poser une main sur mon épaule. J'esquive son touché en me reculant légèrement sur le côté. Je suis beaucoup trop énervé pour accepter un contact de cet homme machiavélique sans une once de morale.

J'ai besoin de Wundt pour me détendre. Ou d'une bière.

– Si je te l'avais dit, tu aurais refusé d'y aller. Alors, calme toi, et dis-moi ce que tu as appris. Ce crétin a embarqué toutes ses notes en partant, on n'a plus rien.

L'amertume dans la voix d'Abel me fait dresser les poils de la nuque. Il n'a aucune pitié pour ce pauvre homme. Tout ce qui intéresse le flic, c'est de récupérer les informations qu'ils ont perdu. Abel n'a jamais été un enfant de chœur mais il savait reconnaître le bien du mal. Maintenant, il n'y a plus rien qui compte. Son obsession à résoudre l'enquête à surpasser l'importance que devrait avoir l'éthique humaine. Qu'importe les moyens engagés, son affaire doit être résolue même si ça conduit à faire souffrir autrui.

Être le sauveur qui mettra le Cobra sous les verrous, voilà l'unique but d'Abel.

– Il n'est pas parti, vous l'avez viré. Et il a tout brûlé en contrepartie. Vous n'avez plus rien.

J'aperçois nettement les mâchoires d'Abel qui se contractent en même temps que ses mains. Bye-bye l'espoir de résoudre rapidement l'enquête, il faut tout reprendre à zéro.

– La gloire doit te sembler bien loin, Abel. Presque trois ans d'enquête réduit en un tas de cendres, ça fout les boules, hein ?

La rage voile le regard d'Abel, transformant ses yeux verts en un noir emplit de courroux.

– Tu comprends vraiment ce qui t'arrange, Raphaël. On n'est pas les méchants dans cette histoire. Ça fait trois ans qu'on trime comme des bêtes pour découvrir l'identité de ce monstre. Trois ans qu'on n'a pas eu un week-end, ni même pris ne serait-ce qu'une semaine de congé. Tu faisais quoi, toi, pendant ces trois années ? À part te prendre des cuites les trois derniers jours de la semaine, qu'est-ce que tu foutais ? Ah oui c'est vrai, tu étudiais. Et maintenant, qu'est-ce que tu fais ? Tu t'es terré dans ton studio miteux, à dormir et à picoler alors qu'à l'extérieur, des gens avaient besoin de personnes comme toi. Si je n'étais pas venu frapper ta porte, ta vie serait restée la même. Alors remercie moi, au lieu de me jeter la pierre, parce que si je ne t'avais pas offert un job, tu serais devenu alcoolique et suicidaire, comme ton collègue. Ou au mieux, juste alcoolique.

Un calme assourdissant rempli la pièce tandis qu'Abel termine sa tirade à quelques centimètres de moi, son index pointé sur mon épaule.

L'humiliation de m'être ainsi fait engueuler comme un môme de six ans m'empêche de retenir les larmes qui perlent aux coins de mes yeux. Un certain mutisme m'envahit. Incapable de rétorquer quoi que ce soit, je me sens comme pris au piège dans cette salle, entouré de fauves et d'un lapereau en guise de légiste. Alors, pour ne pas finir en charpie, je tourne les talons et claque la porte sans me retourner.

À cet instant, je n'ai qu'une seule envie : retourner à ma vie minable et peut-être finir alcoolique.

Royal Cobra (Tome 1)Where stories live. Discover now