Chapitre 1.8

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Éviter les conflits en fuyant, c'est l'une des choses que je sais faire le mieux. Retenir mes larmes également.

Je ne suis pas parti bien loin. Assis sur les marches de béton du bâtiment, je regarde les va-et-vient des voitures de police et des hommes en uniforme. Ce parking donne toujours l'impression d'être en pleine effervescence. C'en est même étonnant. Pourquoi le poste de police d'une ville pas si grande est-il toujours aussi bruyant ? Sûrement que les malfrats ça courent les rues par ici.

J'aime me poser des questions qui resteront sans réponses. Je me sens moins seul.

– Je vais finir par penser que tu ne veux vraiment pas voir les corps.

La voix qui s'élève derrière moi ne peut être que celle de Merle. Elle sonne légèrement british, un accent lointain qui s'entend à peine si on ne prête pas l'oreille.

Le jeune légiste s'assied derrière moi, une marche au-dessus de celle où je me trouve. Je n'ai pas besoin de tourner la tête pour savoir qu'il fixe le parking comme moi. Ou peut-être est-ce qu'il regarde mes cheveux mal peignés. Encore une fois, je n'ai pas la réponse à cette énième interrogation.

– Abel et Roman sont durs, mais ils en ont bavé tu sais.

– Ils ne sont pas les seuls à souffrir à cause de ce merdier. Tu n'étais pas là, tu n'as pas vu la détresse chez celui qui m'a précédé. Il est anéanti et eux prennent ça à la rigolade. Je comprends pas ce que je fais là. C'est pas ma place.

Merle soupire si fort que je sens son souffle se répercuter sur ma nuque. Il descend d'une marche sans même se lever et son fessier atterri à mes côtés dans un claquement qui doit être douloureux. Un rire se forme au creux de ma gorge mais s'évanouit aussi sec. Je suis trop morose pour rire de quoi que ce soit.

Le rouquin pose sa main droite sur mon épaule. Il n'a pas de grandes mains pour un homme. Et un petit grain de beauté s'est logé près de son pouce. Original.

– Quand mon père est décédé et que j'ai été nommé pour prendre sa relève, je me levais tous les matins en me demandant pourquoi. Abel et Roman ne m'ont pas accueilli de gaieté de cœur. Je ne parvenais pas à me faire une place et tout le monde me regardait l'air de dire rentre jouer avec tes playmobil, gamin. Je suis resté des nuits entières à la morgue, à relire les comptes-rendus de mon père, et à imaginer les autopsies telles qu'il devait les avoir pratiquer.

– Où tu veux en venir, Merle ?

– J'ai ma place. Alors si j'ai réussi à me sentir chez-moi avec ces rustres de flics, tu peux y arriver aussi. T'es un petit génie dans ton domaine, Raphaël. Ne les laisse pas te faire douter de toi-même.

Merle assure sa prise en resserrant sa poigne pour appuyer ses propos. Un sourire compatissant s'est emparé de ses lèvres. Son visage est empli d'une douceur que l'on voit peu dans ce monde. C'est un peu comme s'il était un caramel, doux et sucré, mais trop petit pour survivre bien longtemps. Je ne peux m'empêcher de penser qu'il finira comme mon collègue. À vrai dire, je pense que nous finirons tous comme ça.

– Tu n'aurais pas hésité avec la psychiatrie avant de te diriger en médecine légale par hasard ?

Je laisse échapper un rire sarcastiques qui ne semble pas vexer mon interlocuteur plus que ça.

Il a l'air solide malgré les apparences ce jeune homme.

– J'aurais aimé avoir une épaule sur laquelle m'appuyer quand moi aussi je doutais. Je n'avais que mon père et quand il est mort j'ai perdu mon seul ami. On a besoin d'avoir des amis dans la vie, Raphaël, tu en auras besoin aussi. Fais moi confiance.

– Et ta mère dans tout ça ?

Merle récupère illico sa main pour triturer les boutons de sa blouse. Sa moue s'est décomposée et son regard fixe maintenant ses sabots. Je devrais pourtant savoir que l'on aborde pas ce genre de sujet lorsqu'on vient de rencontrer la personne. Après je m'étonne que personne ne peut me supporter.

– Excuse-moi, je devrais apprendre à me mêler de ce qu'il me regarde.

– Elle est partie. J'étais encore au lycée quand elle a décidé de tout quitter pour changer de vie avec son amant. Mon père a pris le relais seul, épaulé par ma grand-mère mais il devait gérer la vie de famille et le boulot. Je ne l'ai pas revu depuis qu'elle a claqué la porte de la maison.

– Quel traumatisme ça a dû être pour vous deux. Je suis désolé.

Merle secoue la tête comme pour effacer les souvenirs revenus à la surface. De son pouce gauche, il gratte machinalement la peau de son autre main. Une marque rouge apparaît peu à peu. Un tic lié au stress peut-être. Ou une manière de remplacer une douleur mentale par une autre, physique cette fois.

Par réflexe, je stoppe son grattage compulsif en posant ma main sur la sienne. Gêné, je la retire aussitôt mais la surprise a eu l'effet escompté. Il ne se fait plus mal.

– Tu vas avoir une croûte demain si tu continues. Tu peux retourner auprès d'Abel et Roman. Il faut encore que je prenne ma décision. Si je rentre ou non dans ce fichu poste.

– Tu vas y entrer, Raphaël, parce que tu aimes ton boulot et que des gens comptent sur toi pour aider à boucler cet assassin. Si tu veux mon avis, seul un lâche tournerait les talons. J'ai vu comment tu as tenu tête à Abel, tu n'es pas un lâche. Alors lève tes fesses avant qu'elles ne soient engourdis et rejoins-nous dans la salle. Tu n'as pas encore eu l'occasion de découvrir l'étendu de mon talent à la manipulation de scalpel.

En guise de point final, Merle agite ses doigts pour me montrer sa dextérité. Enfin, c'est ce que je conclus.

Ma confiance en moi se retrouve reboosté, suffisamment pour que j'attrape le poignet du légiste avant qu'il ne monte les marches.

– À l'occasion, viens boire un verre avec moi, Merle, ça me ferait plaisir.

Engaillardi par la proposition que je viens de faire, il me faut un temps pour saisir l'étendue de l'idiotie de ce que je viens de dire. La honte s'empare de moi et je sens mes joues qui virent au rouge au fur et à mesure que Merle me fixe sans réagir. Il doit me prendre pour un fou.

– File moi ton adresse que je passe te prendre ce soir, y a un bar sympa dans le coin.

Stupéfait, je reste à mon tour sans réaction, totalement stoïque.

Merle termine de grimper les marches, m'offre un clin d'œil une fois en haut, avant de claquer les lourdes portes.

À cet instant, c'est la voix de ma sœur qui résonne au fin fond de mon crâne. Raphaël a un rencard, Raphaël a un rencard....

Royal Cobra (Tome 1)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant