Chapitre 15

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A la mi-novembre, les premières neiges firent leur apparition dans ce que l'on pouvait dès à présent nommer le Nord d'Enohr.

-Essayez de dire ça très vite ; Le Nord d'Enohr, le Nord d'Enohr, le Nord d'Enohr...

Avait plaisanté Marion lorsque nous leur avions présenté nos cartes qui représentaient le monde.

Mais personne n'avait la gorge assez réchauffée pour pouvoir rire ; elle même avait la voix qui tremblotait, avec son manteau de fourrure et son bonnet bleu.

Nous mêmes n'avions rien pour nous protéger, à part chacun un petit pardessus souvent couleur crème ou marron, réduit seulement à du tissu dur.

Quant aux visages, seul Rymy ne pouvait se plaindre d'avoir froid ; sa longue barbe rousse lui recouvrait les joues et lui tombait à la poitrine. Son seul souci était de la frotter régulièrement, autrement elle gelait, ce qui provoquait des rires chez les autres marins lorsque cela se produisait.

Jey semblait quant-à lui dépourvu du sens de la parole. Il parlait si rarement qu'un jour, Estee voulut s'assurer que le froid ne lui avait pas gelé la langue et c'était la seule fois où nous l'avions entendu, le ton moqueur de mon compagnon commençant :

-Tu n'es pas bien bavard... C'est peut-être parce qu'un morse t'a retiré la langue ? J'en ai souvent entendu parler...

Jey avait répliqué, le sourire aux lèvres, lui tirant la langue :

-Non, il ne me l'a pas retirée. Mais puisque c'est assez connu, tu devrais essayer.

Nous avions tous éclaté de rire, et à ce moment il m'avait semblé que nos différences ne comptaient pas, que tous nos problèmes s'étaient envolés. Marion avait promis de ne jamais oublier ce moment, et ce soir-là l'équipage avait passé la nuit à rappeler à Estee comment l'Homme-Au-Petit-Chapeau lui avait répondu. A la fin, Riguettit lui dit qu'il s'était fait "casser" comme une fillette.

Heureusement, Riguettit n'était pas mort de sa chute dans l'océan glacial, et il s'était promis de ne plus jamais manquer de respect à Estee.

Un mois plus tard, l'OEil du Lynx apparut dans notre champ de vision. Comme nous, ses occupants étaient en train de déneiger le pont. La seule différence était que mes marins chantaient joyeusement Les Belles côtes d'Irlande, et que eux ne chantaient rien. Même de loin, on percevait leur air maussade et blasé, comme une aura repoussante.

Malgré moi, la peur me tenaillait le ventre. Pourquoi ? J'avais peur que tout ça ne soit qu'un piège.

Quant-au reste de l'équipage, il ne semblait pas attacher beaucoup d'importance à cette imprudente mission. Ils avaient sûrement été rassurés par notre première rencontre avec l'« extra-terrestre », comme aimaient l'appeler certains car, comme nous l'avions découvert deux mois plus tôt, ce vieux Jones et son fils venaient d'un autre Monde que celui d'Enohr.

Les manteaux étroitement serrés autour de nous, les sabres soigneusement rangés dans nos fourreaux et la vigilance activée au maximum, nous soufflâmes un bon coup et montâmes dans les chaloupes pour rejoindre l'OEil du Lynx.

Pour moi, la traversée pourtant bien courte en distance sembla durer une éternité. J'avais l'impression que Talon ramait dans le vide, et je ne cessais de lui ordonner d'une voix un peu trop sèche d'aller plus vite, même si cela ne changeait en rien mon impression de malaise.

J'étais persuadée que quelque chose m'échappait. D'abord, je trouvais cela anormal que Marion eut réussi à tuer si facilement le Loup-Blanc. Ensuite, que faisait-il ici ? Tout bien réfléchi, les navires Indeaniens naviguaient toujours vers le Sud, or, ils prenaient la route vers le Nord...

Les Jumelles et l'Autre côté du Miroir (Hors Série) -TERMINE, EN CORRECTIONS-Where stories live. Discover now